Les lesbiennes dans la lutte : Communauté(s) et culture(s) lesbiennes (Ep. 3/4)

Dans Le Génie Lesbien, Alice Coffin évoque le fait que l’identité lesbienne, contrairement à d’autres identités communautaires, est verticale et non horizontale. L’héritage lesbien ne se transmet pas de mère en gouine, mais plutôt entre “cousines”. 

Article écrit par Caroline Dibobe

Avant de commencer à lire cet article, n’hésitez pas à lire l’épisode 1 et l’épisode 2.

La communauté lesbienne : unité à Lesbos ? 

On appartient de droit à la communauté lesbienne dès qu’on s’identifie comme telle, mais encore faut-il la trouver. Les lesbiennes se situent en réalité à l’intersection de plusieurs communautés.  Tout d’abord, c’est une communauté au sein de la communauté LGBT+, mais alors que le L et le G s’excluent, c’est un peu plus compliqué pour les autres lettres. Soyons claires, je ne suis pas de celles qui pensent que l’appellation lesbienne bisexuelle ait du sens. Cependant, bien que je sois dubitative quant à l’emploi de terme “lesbienne” par la EL*C (Europpean Lesbian Conference) de manière inclusive (pour désigner toute femme ayant des relations avec des femmes, donc aussi les femmes bisexuelles), pour nombre de lesbiennes, la ligne fut très fine entre la bisexualité et le lesbianisme. Enfin bref, les glissements du B au L (ceux dans l’autre sens semblent quand même plus rares) sont assez fréquents pour reconnaître que ces deux communautés ne s’excluent pas l’une l’autre. Et puis, ce serait oublier les femmes bisexuelles en relation avec des femmes, qui alors sont perçues comme lesbiennes et rencontrent à ce moment-là les mêmes problématiques que leurs cousines gouines que de prétendre que lesbianisme et bisexualité s’excluent l’un l’autre. En ce qui concerne les lesbiennes trans, elles sont de manière claire et nette au sein des deux communautés et cumulent les discriminations liées aux deux situations. 

Etre perçue comme lesbienne, s’identifier comme telle à la communauté lesbienne, s’il en est une, c’est en tout cas toujours être perçue comme femme. Et voilà le début des problèmes au sein de la communauté LGBT. 

Petit instant “Le saviez-vous?” :  Saviez-vous pourquoi, dans un monde régi par le patriarcat sous tous ses aspects,  l’appellation LGBTIA+ déroule le tapis aux lesbiennes ? Il s’agit d’une marque de reconnaissance des hommes gays envers les lesbiennes, pour leur solidarité massive au début de l’épidémie du sida. Pendant notre discussion Lysis, lesbienne trans, m’apprend qu’il s’agit de reconnaître leur soutien à la communauté trans (mais bon, elles ne sont pas misogynes, on aurait bien mis le T en premier pour leur rendre honneur). Avant le shift de GLBT à LGBT, les hommes gays, comme leurs congénères hétérosexuels, ne faisaient pas montre du plus grand respect envers les lesbiennes, en particulier les butchs, qu’ils qualifiaient de poisson, auxquelles ils interdisaient l’entrée de leurs bars… 

Le groupe des lesbiennes est donc un groupe à cheval sur plusieurs autres communautés, plus ou moins tolérantes. Il est clair qu’il est compliqué pour une lesbienne trans de faire preuve de lesbophobie ou de misogynie, pareil pour une femme bisexuelle. Or, c’est une tâche parfaitement aisée pour un homme gay cisgenre. Mais à partir du moment où des représentants des deux genres cis se retrouvent stigmatisés à cause de leur orientation sexuelle, obligation pour les deux de se battre, du moins au début, sous la même étiquette. Et si l’étiquette gay (ou queer de plus en plus) a petit à petit englobé toutes les identités LGBTIA+, ce n’est pas un hasard, mais rien d’autre que le résultat du patriarcat… 

Besoin d’appartenance : lieux de sociabilité et presse lesbienne 

Dans toute construction d’identité, le besoin d’appartenance se fait ressentir. Est-ce que cela est plus vrai chez les lesbiennes qu’ailleurs ? Pas sûr. Mais la difficulté de se retrouver dans d’autres figures fait souvent naître un manque. Pour la plupart, avoir des amies lesbiennes c’est important, indispensable même. Est-ce que beaucoup d’entre elles parviennent à s’entourer principalement de lesbiennes ? Parmi les vingt lesbiennes que j’ai interrogées, la plupart s’entourent principalement de personnes queer; une seule a un groupe d’amies principalement composé de lesbiennes.

Oui nous sommes toutes non hetero, mais je suis la seule dont l’existence n’admet pas la présence d’un homme. Le vécu lesbien est spécifique en cela même qu’il exclut totalement la classe dominante des hommes. Pour Thy-Lan, 20 ans, être lesbienne c’est non seulement être attirée par les femmes, mais aussi être totalement indifférente aux hommes. Pour elles comme pour d’autres, cet élément a été plus difficile à accepter : contrairement à ses amies bisexuelles, il n’y a pas cette sécurité d’un jour finir avec un homme et de rester dans la norme.  

Mais comment faire groupe quand les autres membres sont invisibilisés ? À la question comment rencontres-tu d’autres lesbiennes, la plupart de celles que j’ai interrogées m’ont répondu : “sur internet”. Qui peut nier le rôle fédérateur de Twitter, le réseau social communautaire par excellence. Une timeline Twitter, ce n’est pas seulement une suite de tweets et retweets de personnes que vous avez choisi de suivre. C’est tout un monde, avec ses références culturelles, ses opinions majoritaires, ses sujets d’actualité…. De véritables communautés se forment sur Twitter, et l’échange plus simple et direct que sur d’autres réseaux sociaux comme Instagram ou TikTok permettent de réaliser des rencontres qui se concrétisent ensuite en dehors du cadre virtuel. En dehors de Twitter cependant, beaucoup de lesbiennes ont aussi recours aux applications de rencontre. La technique qui consiste à installer Tinder en voyage pour se faire des amies plus rapidement ? Les lesbiennes l’appliquent dans leur propre ville. Techniques peu satisafaisantes souvent, car femmes hétéro en quête d’expériences et couples en quête de leur pion manquant pour leurs plans à 3 sont pléthores sur Tinder comme OkCupid. Souvent, les lesbiennes d’Internet sont des premières rencontres lesbiennes, et c’est aussi la première fois que l’on est perçue comme telle. Dans son article “Autonomination lesbienne avec les réseaux numériques” pour la revue Hermès, Natacha Chetcuti-Osorovitz, sociologue lesbienne et enseignante-checheuse sur, entre autres, les questions de genre et de féminisme, explique qu’Internet permet de créer des liens amicaux ou autres avec des lesbiennes, au sein d’une communauté virtuelle, sans avoir à être confrontée à la marginalisation et à la violence auxquelles elles pourraient être exposées à l’extérieur. Internet et la sociabilité numérique, c’est donc non seulement une manière de rencontrer des lesbiennes plus facilement, mais également de faire ces rencontres en étant dans la sécurité si ce n’est de l’anonymat, du moins de l’entre-soi. 

De même que la correspondance, virtuelle ou de papier,  a toujours été un moyen de communication privilégié chez les lesbiennes, les lieux de sociabilité réservés à nos cousines ne sont pas nés avec La Mutinerie, célèbre bar lesbien parisien. Si ce n’est pas le premier bar lesbien, cela reste presque un passage obligé pour les lesbiennes parisiennes, qui nourrissent souvent de grandes espérances envers le moment qu’elles s’apprêtent à passer. 

Il serait illusoire de penser que les mineures parisiennes ne fréquentent pas les lieux festifs de la capitale, et la perspective d’une fête 100% lesbienne pour des baby gays peut être tentant. Cependant, même si ces lieux restent interdits aux mineurs, on sait très bien que certain.e.s ne se laissent pas dicter par ce genre de prérogatives. Rappelons donc que la responsabilité est à l’adulte et qu’il n’y a pas de consentement dans une relation sexuelle entre adulte et mineure.   

Avant La Mutinerie, d’autres lieux stars permettaient aux lesbiennes de Paris de se retrouver entre elles, et si le célèbre Chez Moune n’a pas fermé ses portes et est désormais mixte, Le Pulp quant à lui n’a pas survécu bien longtemps. Dans Le Génie Lesbien, Alice Coffin passe la plume à sa compagne Silvia “Yuri” Casalino, qui décrit les dix ans d’existence du club comme un véritable lieu de refuge, où chacune fait miroir aux autres par sa propre non conventionnalité. Si cette discothèque lesbienne n’était pas parfaite (elle cite Audre Lorde : “« se retrouver ensemble entre femmes n’était pas assez. On était différentes. Se retrouver ensemble entre filles gays n’était pas assez. On était différentes. Se retrouver ensemble entre Noirs n’était pas assez. On était différentes. Se retrouver ensemble entre femmes noires n’était pas assez. On était différentes. Se retrouver ensemble entre gouines noires n’était pas assez. On était différentes ». Un lieu immense aurait probablement été nécessaire pour contenir toutes ces différences. À la place, nous n’avions qu’un sous-sol miteux, un vieux dancing au décor kitsch et décadent et, pour des raisons qu’on tentera d’expliquer plus tard, cet espace ridicule nous a largement suffi.”) sa fermeture est vécue comme un deuil. La fin du Pulp, c’est la fin de cette longue nuit protectrice. 

Outre les bars, des lieux de sociabilité moins dédiés à la fête existent également, et j’aurais tort de ne pas citer la librairie Violette and Co. Fondée en 2004 par Catherine Florian et Christiane Lemoine, il s’agit de la première librairie lesbienne de France. Le nom du lieu, qui s’avère également être un salon de thé/café, fait référence à la violette, symbole lesbien, mais aussi et surtout peut-être à l’écrivaine lesbienne Violette Leduc, dont le célèbre roman érotique Thérèse et Isabelle n’a été publié dans son intégralité qu’en 2000, 28 ans après la mort de l’autrice (mais Sade tronait toujours bien évidemment sur les étals des librairies…). Aujourd’hui à la retraite, les fondatrices de Violette and Co ont dû fermer boutique, mais le projet de réouverture est porté par un groupe de lesbiennes de la nouvelle génération et la célèbre librairie devrait rouvrir d’ici septembre. Pour ce faire, l’association Violette and Coop a lancé une campagne de crowdfunding, toujours en cours, et grâce aux dons déjà effectués, elles ont pu racheter le fonds de commerce, trouver un local et commencer les travaux, rouvrir les comptes chez les éditeurs, etc…

Même si ces lieux sont rares, et pour la plupart situés dans les grandes villes et surtout à Paris, il est indéniable qu’une vie lesbienne existe. Cependant, ils ne sont pas satisfaisants pour beaucoup de lesbiennes. Lorsque je demande à Valentine, 23 ans, si elle fréquente des lieux de sociabilité lesbienne, elle me répond que son principal frein, c’est que ces lieux sont majoritairement blancs. Difficile de se sentir à l’aise dans une communauté qui ne garde pas à l’esprit son privilège blanc, encore plus lorsque notre position de personne non-blanche est suscpetible d’attirer une forme de racisme très insidieuse, la fétichisation

Les médias spécialisés sont aussi un moyen pour les lesbiennes de se retrouver autour d’une certaine culture, de certains sujets d’actualités qui leur sont propres. D’où la nécessité d’une presse communautaire, comme l’évoque Alice Coffin dans Le Génie Lesbien. En France, la première revue lesbienne, Well Well Well, fondée par Marie Kirschen en 2014 vient de faire paraître en mars dernier son quatrième numéro. Avec la lesbienne aux multiples casquettes (autrice, actrice, essayiste, et plus encore…) Roxane Gay en couverture, ce numéro monrtre un véritable insight de ses conditions d’existence avec son dossier sur la presse lesbienne. Faute d’annonceurs, s’adressant à un public souvent précaire ou qui n’ose pas aller soi-même se procurer les précieux feuillets en kiosque, les publications lesbiennes en France ont pour la plupart été menées entièrement bénévolement. À l’exception de Lesbia Magazine, revue qui a paru pendant 30 ans de 1982 à 2012, ce système économique a signé la fin prématurée de plus d’une publication. 

À l’ère du podcast cependant, les lesbiennes peuvent se retrouver autour de quelques productions qui leur sont directement dédiées, bien que rarissimes, ou bénéficiant d’une faible visibilité. Parmi elles, le podcast Gouinement Lundi, Voyage au Gouinistan,  qui retrace l’expérience de Christine Gonzalez et Aurélie Cuttat. En réalité, les podcasts lesbiens en eux-mêmes sont assez rares, et il faudra davantage se contenter de contenu féministe ou LGBTI+ qui ne peuvent éluder la question lesbienne. Plutôt que de tenter une liste exhaustive des podcasts qui parlent de lesbiennes, je vous renvoie  à la sélection de podcasts de Lauriane Nicol, fondatrice de Lesbien Raisonnable, et à ses points podcasts lors des JT du Gouinistan. Il faut dire que Lesbien Raisonnable est un peu un monument en matière de média lesbien en France. Sa Newsletter est née d’un après-midi d’ennui, et du constat suivant : le manque d’un média lesbien léger, qui s’intéresserait à l’actualité people des gouines, dont personne ne parle. Pour Lauriane (et je partage l’idée) lesbianisme et politique sont indissociables (ce qui paraît assez évident lorsque les droits fondamentaux des lesbiennes sont constamment remis en question); Lesbien Raisonnable ne s’intéresse donc pas uniquement aux dramagouines de nos célébrités préférées, et c’est une véritable mine de ressources culturelles lesbiennes. De compte Instagram et Newsletter dont on peut retrouver les archives sur le site internet, Lesbien Raisonnable est actuellement en pleine rénovation. Le 26 avril (existe-t-il meilleure date pour faire des annonces aux lesbiennes ?), elle lançait sa campagne de crowdfunding afin de faire évoluer Lesbien Raisonnable en véritable “magazine dédié à la communauté lesbienne”, et de créer une” base de données de films et séries lesbiennes”, sorte de Netlfix pour les femmes qui aiment les femmes. Pour gérer un média qui s’étend, Lauriane ne sera plus seule derrière Lesbien Raisonnable, et elle espère bien monter une équipe qui pourra donner de longs et beaux jours à Lesbien Raisonnable. Avant cette évolution qui ne saurait tarder, on ne peut nier l’impact de la newsletter dans le milieu lesbien parisien. Si Lauriane reçoit souvent des messages de lesbiennes reconnaissantes de son travail, c’est aussi qu’elle est une des principales sources d’information. En parallèle de Lesbien Raisonnable, Lauriane a rejoint l’AJL (Association des journalistes lesbiennes, gays, bi.e.s, trans et intersexes), co-fondée par Alice Coffin.

Si Lesbien Raisonnable est un incontournable dans le paysage médiatique lesbien, certains médias font moins l’unanimité. Lorsque j’interroge S. à propos de  Gouinement Lundi, elle me dit qu’elle n’est pas vraiment le public ciblé par l’émission, dont l’équipe est tout de même composée uniquement de lesbiennes blanches. Des médias communautaires certes, mais pour quel type de communauté lesbienne ? 

D’une communauté à des communautés lesbiennes ? 

Pour l’instant, j’ai essayé d’utiliser avec parcimonie,- non sans mal, car le mot m’échappe à plusieurs reprises-  ou du moins en le questionnant, le terme “communauté”. Car si le fait d’être lesbienne désigne bien un groupe d’individus dont les expériences présentent des similitudes, les lesbiennes ne représentent absolument pas un groupe unifié. La plupart des lesbiennes que j’ai interrogées et qui sont présentes sur Twitter m’ont dit se sentir appartenir à une communauté lesbienne. De toutes celles interrogées, présentes sur Twitter ou non, la notion même de communauté lesbienne, même s’il arrivait qu’elles ne se sentaient pas y appartenir, n’a quasiment pas été remise en question. Mais c’était sans compter sur Lucie, dont j’ai déjà évoqué le travail sur le rapport des lesbiennes aux vêtements et à la politique. Quand je lui demande si elle se sent appartenir à une communauté lesbienne, voilà sa réponse : “Oui, de plus en plus bien que pas totalement, car je me rends beaucoup dans des espaces en non-mixité queer mais pas trop dans des espaces en non-mixité lesbienne. Ces lieux-là existent à peine donc j’ai du mal à me sentir dans une communauté lesbienne. En réalité, j’ai du mal à voir le grand tableau avec tout le monde. Je sais qu’elle existe, parce que j’ai regardé plein de documentaires, que je me renseigne beaucoup, mais je n’arrive pas à voir les moyens d’organisation exclusifs d’une communauté qui est énorme. Je pense qu’en fait, ce n’est pas possible, et qu’on n’a pas forcément envie de s’unir avec tout le monde, on n’est pas forcément une communauté unie non plus. Si ça se trouve il n’y a pas de communauté lesbienne, il y a des communautés lesbiennes, et on se sait un peu.” 

Le 18 mars, j’allume mon ordinateur et commence une visio avec Naël et Linh à 21h. Nous discuterons jusqu’à minuit passé. Sur mon écran : à droite Naël, algéro-canadienne; à gauche Linh, martiniquaise et vietnamienne. Comme beaucoup de jeunes lesbiennes, elles se sont rencontrées sur Twitter (hier, elles fêtaient leurs 11 mois de relation). Dès le début, les deux lesbiennes se sont mises d’accord sur le fait qu’il était important pour elles d’avoir des relations amoureuses uniquement avec des lesbiennes racisées, pour éviter la double fétichisation. Hors de question d’être l’expérience d’une hétérosexuelle faussement bisexuelle, ou d’une blanche en recherche d’exotisme. Quand je leur demande si elles fréquentent des lieux queer ou lesbiens, même réponse que Valentine : ce sont des milieux trop blancs. “La plupart des lesbiennes qu’on rencontre, ce sont des personnes blanches, parce que c’est plus facile pour elles d’être out. Moi je ne vais pas sortir dans ma banlieue et demander “bon elles sont où les lesbiennes?”” me dit Naël. La différence de culture, entre personnes blanches et personnes racisées, est toujours présente. De même qu’elles ont souffert du manque de représentation, le sentiment de non-appartenance à une communauté a aussi été assez mal vécu : “Je pense que ça m’aurait fait du bien de voir des lesbiennes qui me ressemblent, de lire des choses sur elles, des témoignages. Avant de rencontrer Linh je me suis sentie très seule.” Et si les lesbiennes sont sous-représentées, c’est encore pire pour les lesbiennes racisées, qui ne se retrouvent même pas dans une culture lesbienne, qui représente principalement des lesbiennes blanches. Mais comment faire communauté sans culture commune ? 

Vers des communautés lesbiennes : le rôle des associations

Là où il est parfois difficile de faire communauté avec des lesbiennes qui ne nous ressemblent pas sans se sentir encore plus en marge, les associations jouent peut-être un grand rôle. Si elles ne sont pas toujours un lieu de rencontre pour les lesbiennes qui décident de rester éloignées des milieux militants, elles portent la voix des lesbiennes minorisées. L’association Diivines LGBTQIA+,  association afrolesbienne et afroféministe est l’une d’entre elles. Pour Pierrette Pyram, présidente et fondatrice de l’association, prendre ce nom était important car il s’agissait de célébrer les personnes noires LGBTQIA+. En plus d’une présence active dans les manifestations qui portent les causes LGBTQIA+ et des personnes noires afrodescendantes et afrocaribéennes, l’association se veut également un lieu actif de rencontre, d’échange et d’écoute. Lorsque j’ai Pierrette au téléphone, elle me raconte l’un des derniers ateliers animés par Diivines, qui apprenait à prendre soin du cheveu afro. L’importancce de ce genre d’évènements est indéniable puisqu’il s’agit là de traiter de problématiques spécifiques, qui ne concernent évidemment pas toute la communauté  LGBT+, mais où une lesbienne antillaise pourra se sentir pleinement à sa place. Si le milieu associatif LGBT+ est ultra présent à Paris, il n’est possible de véritablement faire entendre toutes les voix qu’en entendant géographiquement la communauté, et lorsque la contrainte géographique pèse trop, indispensable de trouver un autre point de rencontre. Le projet de Diivines LGBTQIA+, c’est de créer d’autres antennes non seulement en France, mais aussi aux Antilles, afin de pouvoir unir et faire entendre cette diaspora non hétérosexuelle

Cultures lesbiennes et héritage culturel

Pour la deuxième année consécutive, Elisa travaille sur Renée Vivien. Etudiante en littérature, sa rencontre avec la poétesse lesbienne s’est faite par hasad, sur Twitter (décidément…). Cette révélation est arrivée à point nommé, au moment où elle réfléchissait à son projet de mémoire. Tout de suite, elle a sû qu’elle voulait se consacrer, pendant une année au moins, à la poésie lesbienne. Le fruit de sa première année de recherche, un mémoire intitulé Poétique de Renée Vivien : entre spiritualité et désir, est d’ailleurs disponible sur le site big tata queer , qui référence les projets et études sur les personnes et cultures queer. Cette année, c’est sur le roman-poème de Renée Vivien qu’Elisa travaille, sur la poéticité de la prose de la poétesse, que la jeune chercheuse qualifie d’hybride.  En parallèle, Elisa a rejoint le collectif d’artistes et de chercheureuses féministes “Les Jaseuses, qui cherche à effectuer de la recherche de manière non-académique et féministe. On pourrait penser que s’intéresser à Renée Vivien, c’est s’intéresser à la poésie de la même manière que lorsque l’on s’intéresse à Aragon ou à Apollinaire. C’est bien vrai : on ne peut comprendre l’oeuvre d’Aragon si l’on ne comprend pas la place prépondérante d’Elsa Triolet, muse modèle créatrice, de la même façon qu’on peine à comprendre la poésie de Renée Vivien si l’on ne garde pas en tête que c’est une femme lesbiennne et sa relation avec Natalie Barney. Dubitative néanmoins au sujet d’une “écriture lesbienne”, j’interroge Elisa. Elle avait plutôt utilisé l’expression “subjectivité lesbienne”, elle me répond: “Il ne faut pas le penser comme quelque chose d’essentialisant. C’est compliqué de parler d’une écriture lesbienne au singulier, c’est plutôt quelque chose de pluriel. Pour autant, je pense quand même que dans la mesure où nécessairement elles partagent un minimum d’expériences et un certain rapport au monde, même si c’est dans un détail, il y a ce point commun [le fait d’être lesbiennne de considérer sa vie sans les hommes].” Voir le monde en tant que lesbienne, bien qu’il y ait 1001 façons de voir le monde en lesbienne, suffit amplement à définir ainsi une subjectivité et donc une écriture lesbienne, et par la même occasion, on arrive à délimiter une culture lesbienne. 

Ce qu’on peut objecter à cette culture lesbienne néanmoins, c’est peut-être qu’elle est difficilement accessible. Lors de mon entretien avec Eva, amie fleuriste qui a fait son collège à la campagne, son lycée à la ville et ses études supérieures à Paris, elle relève très justement que les lesbiennes qui ont accès à la culture à la culture lesbienne, ce sont celles qui ont accès à la culture en général, c’est-à-dire aux musées, qui lisent beaucoup. Même dans ce groupe oppressé, il existe une élite, qui a accès à la théorie lesbienne, à la littérature lesbienne, aux artsites lesbiennes. C’est évidemment principalement une conséquence de l’invisibilisation des lesbiennes. Cependant, cette invisibilisation est telle, que même en s’intéressant à ces sujets, de nombreuses productions finissent par nous échapper. En travaillant sur cette série d’articles, je me suis rendue compte que beaucoup d’œuvres étaient restées accessibles grâce au travail d’archivage de nombreuses lesbiennes. Pour Lucie, la culture lesbienne, c’est aussi une culture de l’archivage. Peut-être que l’exemple de Sappho, dont les œuvres ne nous sont parvenues que de manière fragmentaire, est restée un traumatisme que les lesbiennes veulent éviter. En France, les lesbiennes peuvent consulter non seulement bigtataqueer, mentionné plus haut, mais aussi, pour les parisiennes chanceuses, se rendre aux Archives Lesbiennes de Paris,  centre de documentation né en 1983, et présent sur Instagram depuis avril dernier. Si les Archives Lesbiennes de Paris ont aussi un système d’adhésion, qui aide grandement au centre à continuer de vivre, le lieu est également accessible en accès libre, pour les visites occasionnelles ou étudiantes, chercheuses et curieuses fauchées. 

Toutes les lesbiennes qui ont un peu accès à cette culture, ou qui s’y sont un minimum intéressées, ont leur petit Panthéon personnel d’œuvres lesbiennes. Si Portrait de la jeune fille en feu est revenu à quasiment chaque entretien, j’ai eu moi-même l’occasion de découvrir d’autres productions.

Pop culture et lesbianisme : la construction d’une sous-culture

La culture lesbienne, cependant, ce n’est pas seulement une bibliothèque niche, ou une filmothèque de spécialistes. Il s’agit aussi d’une véritable sous-culture, avec ses codes et son impact dans la culture populaire. La pop culture lesbienne, souvent, ce sont des codes vestimentaires. Un peu comme si l’étape du coming-out marquait un renouveau dans l’expression de son identité à travers les vêtements et toute l’apparence physique en général. Souvent, un shift s’effectue à ce moment-là, peut-être parce qu’en acceptant de faire partie d’un groupe marginalisé, on décide d’embrasser cette marginalisation dans son style, expérience que l’on peut étendre à toute la communauté LGBT+. Parfois, il s’agit aussi de se rendre visible aux yeux des autres lesbiennes. Si les lesbiennes studs et butchs sont facilement visibles, c’est parfois un peu plus difficiles pour les lesbiennes dites “féminines” (ou femme, prononcé fèm, si on utilise le terme anglo-saxon). Mais même là, certains codes existent: piercings (au nez), cheveux colorés ou décolorés, bagues à chaque doigt, Birkenstock, Doc Martens… Bref, le dressing lesbien est bien un élément de cette culture populaire particulière. 

On a évoqué la semaine dernière certaines représentations lesbiennes à l’écran, parfois bonnes, parfois à mettre au pilori. Si Portrait de la jeune fille en feu est un monument de la culture lesbienne, il a bien sû dépasser les frontières du Gouinistan. Certaines autres productions sont parfois consommées et appréciées quasi-uniquement par un public lesbien. Je pense bien évidemment à The L Word, qui malgré son succès, s’adresse tout d’abord à un public lesbien, et en est partie intégrante. 

Outre l’aspect vestimentaire, la culture lesbienne se caractérise aussi par un humour assez précis, des clichés bien implantés, mais qui se révèlent être vrais la plupart du temps. Lorsque je rencontre Rosalie, autrice de ce post sur  La Pensée Straight de Monique Wittig, je lui demande de se présenter: après m’avoir dit son prénom et son âge, la ville où elle habite, et une phrase rapide sur ses études, elle précise son big 3 (signes astrologiques solaire, lunaire et ascendant). Evidemment, toutes les lesbiennes n’ont pas un “look de lesbienne” et ne s’intéressent pas forcément à l’astrologie. Mais ces éléments restent des éléments assez parlants lorsqu’il s’agit de repérer ses cousines.

 

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Les icônes lesbiennes 

Si la culture lesbienne académique est reservée à une certaine élite, la pop culture elle manque parfois cruellement de représentantes. Mais de la même manière que les hommes homosexuels ont Britney Spears ou Lady Gaga, les lesbiennes ont elles aussi des artistes fétiches, et je serais bien fautive si je ne citais pas au moins la chanteuse girl in red. Si la question “Do you listen to girl in red?” est un symbole principalement pour la génération Z des lesbiennes, l’impact culturel de la chanteuse au sein de gouinistan mondial cette fois n’est plus à prouver. Fin août début septembre, on voit même fleurir sur les murs de toutes l’Europe des affiches posant la fameuse question aux passants. Le temps de quelques semaines, en lettrage noir sur fond rouge, le lesbianisme s’impose dans les rues de Londres à Moscou… mais seulement aux yeux des lesbiennes. Inside joke, blague communautaire, le fait que ces affiches aient ensuite entrainé tant de publications sur Instagram montre bien qu’on est là face à un élément de cette culture lesbienne. Si la chanteuse girl in red (que nous renions en partie parce qu’elle refuse le mot “lesbienne”) a bien reconnu aimer les femmes et ne pas être hétérosexuelle, ce n’est pas toujours le cas de certaines icônes lesbiennes récupérées par la communauté. On ne connait à Marina Foïs, désignée reine du Gouinistan par Lesbien Raisonnable (elle a d’ailleurs gracieusement accepté le titre), aucune relation avec une femme par exemple. De même que Cate Blanchett n’a de lesbienne que le rôle de Carol dans le merveilleux film du même nom réalisé par Todd Haynes en 2015 (et peut-être aussi le végétarisme) : si c’est une icône lesbienne, c’est à cause sa récupération par les gouines du Net. Ce qui est clair, c’est que si certaines personnalités sont récupérées, fictives ou non (les personnage d’Isabela et de Luisa dans Encanto ont enflammé le lesbian twitter, pour qui les sœurs de Mirabel n’avaient rien d’heterosexuelles), c’est bien que les icônes et personnalités lesbiennes manquent, et que les rares lesbiennes out ne suffisent plus. 

Affiche “do you listen to girl in red” , Paris XIIe, 2020

Communautés et cultures lesbiennes au point mort ? 

Etant donné qu’il y a autant de manières d’être lesbiennes que de lesbiennes, difficile d’unifier toutes ces expériences du lesbianisme sous l’étendard d’une seule communauté. Quant à la culture lesbienne, elle manque encore cruellement non seulement de visibilité mais aussi de représentantes. Néanmoins, cela signifie-t-il que la construction de communautés et de cultures lesbiennes (au pluriel) est une tâche vaine? Absolument pas. Si des publications spécialisées dans la presse lesbienne continuent de paraitre, c’est qu’il reste des lesbiennes pour lire et être lues. Si les collectifs et associations lesbiennes continuent de fleurir partout à travers le monde, dans le souci de représenter les lesbiennes dans la spécificité raciale, économique, sociale de leur vécu, c’est que les communautés lesbiennes s’organisent. Si une unité globale est peut-être illusoire, ce qui est certain, c’est que les génies lesbiens existent et se font entendre. 

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