Entretien avec Baptiste Rouveure, réalisateur des Animaux Anonymes

Le rapport de force entre l’homme et l’animal a changé. Dans une campagne reculée, toute rencontre avec le dominant peut devenir hostile. Premier long-métrage de Baptiste Rouveure, le film pense la cause animale à travers un renversement des rôles. Renversement immersif, caméra épaule, le film s’amuse avec les sons et les ambiances. On y avance en équilibre entre une forme expérimentale et les caractéristiques d’un film de genre. Primé dans 15 festivals à l’international, il parvient à nous transporter avec douceur dans un monde qui explore sa puissance fantastique. Puis peu à peu se dessine un besoin de survie qui pulse le film et accélère le rythme, une montée en puissance qui n’attend qu’à imploser. Et le tout sans parole, bercé par des grognements et des essoufflements tout droit sortis d’un univers cauchemardesque. En bref, un film qui étonne et détonne, aux allures sauvages, fantastiques et cauchemardesques, dont les résonances sociales sonnent plus justes que jamais. Le film s’impose comme un pari certes risqué, mais un pari tenu. Nous avons eu la chance de rencontrer le réalisateur afin de discuter du film et de sa création. 

Image tirée du film

Propos recueillis par Alma-Lïa Masson-Lacroix

Pourriez-vous me parler en quelques mots de la genèse du film ?

Le film part d’une image obsessionnelle, celle d’un cheval carnivore, qui est issu de rêve ou peut-être d’une image qui m’est venue, comme ça. Et dans cette image, il y avait le renversement des situation qui était déjà présent, un animal domestiqué par l’homme qui se retourne contre son dominant. Et c’était cette inversion des rôles qui m’intéressait. Alors, à partir de là, on inverse les rôles entre le chasseur et le chassé, le dominant et le dominé, l’exploitant et l’exploité. Et tout ça à la fois dans la perspective de créer de l’empathie, c’est-à-dire de traduire un peu ce que peuvent ressentir des animaux à la merci de l’homme ; et à la fois afin de proposer un film de divertissement, un film de genre, où tous les ingrédients notoires de ce genre là sont présents : suspens, jumpscare, attente. Ça m’intéressait de proposer du divertissement associé à un propos en arrière plan. 

Pourquoi les « Animaux Anonymes » ? 

Tout simplement, pour rendre hommage aux animaux derrière la viande, derrière la chasse. Ce sont des animaux sans nom, voire sans visage, dés-animalisés en quelque sorte, qui restent anonymes. Ce sont eux qui sont mis à l’honneur dans ce film.

L’absence de parole rend le film particulièrement étonnant, et aurait pu constituer une barrière à l’empathie, mais ce n’est pas le cas. Comment l’avez-vous envisagé ? 

Le but était effectivement d’avoir des êtres humains qui n’ont pas la parole, car face à un animal on ne sait pas ce qui se dit, on ne peut pas traduire leurs émotions ou leur langage. Donc, effectivement, tous les comédiens sont dénués de dialogue. Ça permet à la fois de rester sur quelque chose de primitif, d’instinctif, mais aussi sur des ressentis. En balayant les dialogues, on ne se fie qu’aux apparences, qu’aux mouvements, et malgré moi c’est quelque chose qui me suit à travers les courts-métrages que j’ai pu faire. Je privilégie souvent le mouvement au langage pour essayer de faire passer des émotions à travers les gestes, émotions qui sont alors universelles. Et cette approche se justifie d’autant plus dans ce film car il joue uniquement sur l’instinct et les réflexes primaires de chacun. À l’écriture du film, j’avais au départ commencé à esquisser des dialogues, et à force d’être concis et d’aller à l’essentiel, beaucoup devenaient superflus. Rapidement, j’ai donc balayé les dialogues. 

Aussi, ça permettait de donner de la place aux animaux à travers les grognements, les grondements, les reniflements, à travers l’ours, le cheval, le taureau. Et vu qu’on inverse les rôles, c’était faire en sorte que leur langage à eux soit compréhensible pour nous. Effectivement, il y a des questionnements, des animaux qui sont des états d’agressions. Par ces sons, on comprend les choses. J’espère que les choses sont acceptées par les spectateurs au fur et à mesure. Ça reste une film expérimental, donc on reste sur quelque chose du domaine de l’expérience, à travers l’absence de dialogue, et aussi à travers le côté immersif : on essaye toujours de rester à côté des humains, grâce à la caméra épaule. Notamment grâce aux ruptures sonores sèches, pour lesquelles l’intention était de conserver un état d’anxiété, un état d’inconfort, pour se caler sur le rythme des humains dans le film.

Le film propose un énorme travail sur le son, déjà à travers les grognements, mais aussi sur l’ambiance sonore mise en place.

C’est vrai qu’il y a un travail assez important sur le son, car en réalité on a utilisé que 20% du son existant. On a une base d’environnements sonores, de feuilles, de bruits de pas, qui a été capturée par l’opératrice son. Mais le défi a été de tout rebruiter en post-production, avec le sound designer. On a bruité le souffle des comédiens, on a bruité les pas, les chutes. Et pour les animaux c’est pareil, on est allé chercher dans les banques de son et dans nos prises de son faites sur place. Donc le film est bruité à 80%. Et les animaux, l’intérêt était de trouver les bonnes intonations, différentes ondulations des sons, et de les placer au moment souhaité pour que tout corresponde et que tout ait un sens. 

Pourriez-vous me parler un peu de la direction des acteurs non-professionnels ? A la fois les « humains » mais aussi et surtout ceux qui se cachent sous les masques animaux ?

Pour les humains, tous sont des comédiens non professionnels. Du fait qu’il y ait l’absence de dialogue, cela permettait à chacun de s’exprimer à travers le mouvement. Tout est intériorisé, tout est minimaliste car il fallait ne pas être dans la surcharge d’émotion, la surcharge théâtrale. Donc la plupart des comédiens jouaient dans la retenue. Je leur décrivais la scène, et leur proposais un cadre immersif, avec des indications assez minimes, donc chacun pouvait se plonger dans une introspection, pour jouer des émotions basiques : peur, anxiété, crainte. 

Pour les animaux, quand il y avait des échanges entre eux – comme celui du conflit entre le cheval et le taureau – je leur laissais improviser des dialogues, donc parlés, ce qui leur donne une certaine stature, un certain mouvement de tête, un certain hochement. Puis, au moment du bruitage, on a effacé les dialogues pour les remplacer par des grognements. Donc les micro-gestes qu’ils avaient étaient appuyés par un halètement, un grondement, un souffle, et ça donnait vie à leur personnage.

Pourquoi avez-vous fait le choix de figures anthropomorphes, d’humains à têtes d’animaux ? 

Effectivement, on est sur des figures anthropomorphes. C’est d’abord un choix pratique car nous sommes sur un micro-budget, et donc on essaye d’aller à l’essentiel. Et en jouant sur le caractère anthropomorphe, cela accentue l’effet miroir de nos actions et de notre position vis-à-vis des animaux. C’est une position humaine, ensuite surmontée d’une tête animale. Donc en conservant un corps humain, ça nous permettait d’accentuer ce caractère humain qui par moment devient sadique, gratuit, qui est simplement le reflet de nous-même. C’est pertinent, et pratique.

L’esthétique que les masques que vous utilisez apportent au film le rend particulièrement cauchemardesque. Pourriez-vous me parler de leur création/trouvaille ? 

Dans une perspective de faire avec les moyens du bord, on a joué avec la taxidermie. Sur LeBonCoin, on trouve beaucoup de trophées de chasse. On en a récupéré certains, comme le cerf. Pour d’autres, on a utilisé des masques en latex. Enfin, on a également fait appel à un artisan, qui a créé de toute pièce le masque du chien et de l’ours. Il a utilisé une approche artisanale,en  faisant d’abord un moule, sur lequel il a collé une fausse fourrure, puis une fausse dentition. C’est donc une association de trois méthodes. Et, parce qu’on souhaitait rendre ces animaux menaçants, effrayants, on a beaucoup joué sur les contres-jours, sur les silhouettes, sur les animaux de dos, ce qui les rend plus imposants tout en conservant une certaine distance vis à vis des masques, permettant de cacher les quelques défauts. 

Les décors presque à l’abandon, entre la nature et l’industrie, donnent au film un aspect sauvage, voire apocalyptique, étonnant.

Il y a peut être quelque chose de minimaliste et de brut en effet. Une esthétique dans laquelle le film trouve son identité au final. Il trouve son rythme dans les petits moyens. Tourné dans la Nièvre, qui propose un cadre pastoral baigné dans la brume, on a pu s’appuyer sur les décors naturels. Ils sont d’autant plus crédibles et effrayants car ils sont réalistes.

C’est aussi vrai que c’est un décors qui peut être lugubre, mais aussi très suggestif. Ce sont des enclos vides, et cela signifie beaucoup de choses. Il y a quelque chose qui est passé, qui a vécu, qui a trépassé. De même, filmer une clôture avec des barbelés fait sens au-delà de l’image. C’est un état de captivité, un état de prison. De la même manière, lors de la scène de transport dans le camion, il y a tout un groupe d’humains enfermés, et cela peut faire écho à la déportation, à ce que l’homme à pu vivre dans les heures les plus effroyables de l’humanité. Et finalement, on continue d’appliquer les mêmes systèmes avec les animaux. Et tout ça provoque une résonance en nous.

Aussi, ça m’intéressait de jouer sur l’automne, car on a une nature en fin de cycle, à bout de force et en dégénérescence. On a plusieurs plans sur la nature en fin de cycle, qui servait aussi le propos du film quant à l’épuisement de la nature et d’un système d’exploitation, qu’on arrive en bout de course sur un système qui arrive à sa perte et ne trouve plus d’équilibre. Et les décors semblent passés, daté des années 1980. Ça suggère qu’on est dans une époque qui paraît révolue, et pourtant c’est un système d’exploitation qui a encore libre court aujourd’hui. Les décors permettent de créer un décalage, de signifier que tout cela semble révolu alors que c’est d’actualité.

Avec quelles images, quelles références ou livres avez-vous travaillé sur ce film ?

J’ai un bagage qui m’influence de manière inconsciente, c’est indéniable, mais je n’ai pas, pour ce film, de référence explicite. J’aime beaucoup le cinéma populaire, comme Les Dents de la mer, lorsqu’on est transporté dans un milieu où l’on ne maîtrise pas forcément les codes et l’environnement. J’aime ce genre de film ou l’on doit comprendre le monde autour de nous. Et Les Animaux Anonymes, c’est ça, on est transporté dans un monde hostile à l’homme, dans lequel l’homme doit s’adapter pour survivre.

Pourriez-vous me parler rapidement de votre parcours avant de faire ce film ? 

J’ai beaucoup réalisé de courts-métrages, et des courts-métrages eux aussi sans paroles, malgré moi. C’est que très récemment, quand j’ai commencé mon film, qu’on m’a fait remarquer qu’il n’y avait jamais de parole. J’ai fait un film sur un boxeur, un film de danse et un film sur les corps en mouvement. Je travaille aussi sur des clips, plus d’une trentaine de réalisations avec des groupes différents. Et là encore, la « parole » est en playback. Donc l’absence de dialogue est un peu une zone de confort. Encore une fois, c’est le langage du corps que j’aime bien, car c’est un langage universel. J’y trouverai mes limites, mais pour l’instant j’aime explorer cet aspect là. Et c’est d’ailleurs grâce à ça que le film à pu voyager à l’international, il a fait 40 festival dans 30 pays différents, il a eu 15 prix différents, justement car il n’avait pas besoin de traduction.

Le film a-t-il été reçu partout pareil à l’international ? Ou bien avez-vous fait l’expérience des différences culturelles et traditionnelles ? 

La toute première projection a été faite au sein d’un lycée agricole, car je l’ai commencé au sein d’une résidence d’artiste, et j’avais pu mettre en place des petites saynètes de tournage avec des élèves volontaires.  Et après coup, lors de la projection, on a pu échanger avec des élèves et la plupart sont issus de milieux traditionnels, d’une culture dans laquelle le rapport à l’animal est très fort. Où l’exploitation de l’animal est traditionnelle, culturelle, à travers la chasse, la consommation de viande, mais cela n’a pas empêché l’échange. Bien sûr, c’est un film clivant, mais je souhaite que ce soit aussi un film qui puisse amener vers le dialogue, sans pour autant affirmer une vérité pro ou anti. Ça été accepté par une partie des élèves, mais d’autres se sont sentis plus attaqués dans leur mode de vie. Ils étaient plus déstabilisés, et ils ont pu réagir avec de l’agressivité, parce qu’ils se sont sentis jugés. Mais le film cherche à nuancer ce propos. Ce qu’on souhaite avec ce film, c’est mettre en place un débat, être présent lors des projections, inviter des associations…

A l’international, ça a été en situation de covid, donc les films étaient en projection digitale, mais là où on se dit que le film fonctionne, c’est qu’on a eu 6 prix pour les meilleurs films fantastiques, et d’autres. Et des prix venant autant de la Turquie, de l’Uruguay, de Los Angeles, d’Espagne. Donc finalement, si on se base sur les festivals on a eu un bon accueil. Maintenant on espère accueillir de gens en salle.

Et pour la suite, d’autres obsessions, d’autres animaux carnivores sont prévus ? 

Effectivement, il y aurait encore beaucoup à dire sur les animaux. Je suis tenté d’aller dans cette direction car je sais qu’il y a des distributeurs qui nous attendent un peu sur ce terrain là. Donc c’est tentant de faire un chapitre deux en balayant tout ce qu’il y a a dire sur notre lien avec l’animal. Et, à travers l’écriture, j’essaie de garder la direction du film de genre, car c’est ce que j’aime, quand ça tient du divertissement et qu’il y a également une résonance sociale. Je suis actuellement en pleine période d’écriture, on verra ce qui germera.

Pour finir, quels sont les films qui vous ont donné envie de faire du cinéma ?

Je vais tenter de rester au nombre de trois. Je dirais, Il était une fois dans l’Ouest, Cyrano de Bergerac et Seven. Trois films très différents, mais je ne me lasse pas de les revoir, car ils ont vraiment leur cinématographique à eux, leur univers. Et puis ce sont à la fois des films des genres et à la fois des films artistiques, comme avec Cyrano de Bergerac, dans lequel on part de la Littérature française avec Edmond Rostand. Et même si mes films sont sans paroles, je reste fascinée par la langue française. Je ne voudrais pas, pour l’instant, la malmener avec des dialogues trop futiles.

Les Animaux Anonymes de Baptiste Rouveure, le 29 septembre au cinéma

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