Pourquoi ne regarde-t-on plus de films depuis le début du Covid ?

Que ce soit sur SensCritique ou sur les notes de nos téléphones, voire même sur un tableau Excel pour les plus aguerris, nous sommes nombreux à noter les films que l’on veut voir. Des films présents depuis plusieurs mois qui sont pourtant laissés de côté face aux dernières séries Netflix qu’on binge watch en une nuit. Rien de bien honteux, me direz-vous.  Mais quand vraiment voir un film devient un calvaire, qu’on se “force” parce qu’il faut voir Scorsese, Fellini ou Kurosawa, la situation devient tout de suite plus problématique.

Orange Mécanique de Stanley Kubrick (1972)

Article écrit par Eva Darré-Presa

Et c’est ce sentiment oppressant qui m’habite depuis quelques mois, plus précisément depuis l’arrivée de cette épidémie dont on ne prononcera pas le nom. Je sais que les films sur ma liste sont géniaux, que je vais adorer les découvrir mais je n’en ai pas envie. Par contre, pour regarder Les Chroniques de Bridgerton, pas de soucis, en deux jours l’affaire était pliée. 

Je n’ai jamais considéré le cinéma comme une corvée. Je ne vois aucun intérêt à regarder un film parce que c’est un classique, qu’il est incontournable et que c’est la honte de ne pas l’avoir vu. Mais bon, passer deux mois sans regarder un film que je n’ai jamais vu, ça m’énerve un peu.

Parce que voilà le problème. En soit, je regarde des films. Mais des films que j’ai déjà vus et qui me font du bien. De même pour les séries : les huit saisons de Vampire Diaries sont loin de me faire peur alors qu’elles sont beaucoup plus chronophages qu’un film de trois heures de Paul Thomas Anderson que je ne regarderai pas parce que « faut trouver le temps de regarder un film aussi long quand même ». Contradiction, quand tu nous tiens.

À force de ruminer de mon côté, je me suis quand même dit qu’il était temps de partager ces réflexions au monde entier (ou du moins aux 200 abonnés de mon compte Insta), histoire de me sentir un peu moins seule. Loin d’avoir obtenu la réponse absolue, les différentes lectures et les témoignages recueillis pour l’écriture de ce papier m’ont amenée à envisager certaines pistes expliquant pourquoi nous n’arrivons plus à regarder des films, et spoiler alert, je suis loin d’être la seule. 

Le streaming tue le cinéma, sauf si la flemme tue le streaming

Ces dernières années ont vu naître de nombreux sites de VOD qui facilitent la vie aux cinéphiles comme aux series addict. Au dernier trimestre de l’année 2020, selon des chiffres publiés par le World Economic Forum, Netflix, Amazon Prime et Disney + cumulent plus de 448 millions d’abonnés. Contre quelques deniers, vous pouvez avoir accès à des milliers de films via Netflix, OCS, Amazon Prime, La Cinetek ou plus récemment Star ou Salto. En bref, ne reste plus qu’à choisir ce qui vous intéresse. En cherchant un film sur Google, le site de recherche vous proposera même les différentes options dont vous disposez pour le regarder.  

Les boomers encore bloqués sur la polémique d’Okja à Cannes vous glisseront ainsi que le streaming, ou plutôt la VOD, tue les cinémas, que plus personne ne va voir un film en salle et que les gens préfèrent les regarder dans leur salon. Cet argumentaire était certes valable au temps béni où les cinémas étaient ouverts, mais le streaming pousse-t-il vraiment les gens à voir des films ? 

Dans son témoignage, Loïc nous raconte que c’est le fait d’être seul qui l’empêche de voir des films, ce qui appuie la théorie d’Emmanuel Ethis pour qui le cinéma est une expérience sociale collective, c’est-à-dire qu’elle fédère : « Je n’ai plus envie de voir des films seul. Je n’avais déjà pas une pratique de visionnage très intense à domicile mais depuis la fermeture des cinémas je me réfugie de plus en plus dans les séries ou même sur YouTube parce qu’avec ce format de 20 minutes, je sais que je ne m’engage pas beaucoup. » 

Bien entendu, voir un film sur un ordinateur ne présente pas le même confort que voir un film sur un écran de cinéma. C’est l’une des raisons qu’avance Anatole : « Avec les cinémas fermés et le fait que regarder un film tous les soirs soit devenu un rituel parce qu’on ne peut pas sortir, j’ai l’impression de consommer le cinéma plutôt que le savourer et en ça, les cinémas me manquent. ». Il en est de même pour Simon qui nous explique que sans les cinémas, il ne peut plus entrer dans une salle obscure pour voir un film qu’il ne connaît pas juste parce que l’affiche l’a happé en passant devant le cinéma : « Je pense que le fait de ne plus pouvoir aller au cinéma voir des films un peu au hasard sans savoir ce qui nous attend joue pas mal aussi. J’ai envie de découvrir des films, mais je ne me sens pas l’énergie pour. » 

Batterie faible et 50 nuances de flemme 

Par expérience personnelle et grâce aux nombreux témoignages, je me suis rendu compte que c’était ce manque d’énergie commun qui nous motivait tou.te.s à binge watcher Les Chroniques de Bridgerton plutôt qu’Autant en emporte le vent

Entre le boulot-métro-dodo, à quel moment prend-t-on le temps de kiffer ? Les batteries à plat, le manque d’échanges sociaux et une motivation plus que restreinte ne nous poussent pas à regarder un film muet qui demande un minimum de réflexion. Maude en témoigne : « J’ai la flemme de regarder des films qui demandent un minimum d’effort, sinon j’ai l’impression de bosser ? Ou ? Je sais pas…. peut-être que trop d’écrans aussi. Mais bizarre comme sensation, je pense que c’est passager ! ». Passager ou non, l’envie se fait rare de délaisser l’algorithme YouTube pour un film d’auteur lituanien. 

Au-delà de la flemme, la sensibilité accrue par le manque de divertissement nous pousse à regarder encore et encore les mêmes films. Mais pourquoi ? Peut-être un sentiment de confort, ou alors cette sensation de ne pas vouloir être pris au dépourvu. J’ai un toc qui fait que je ne regarderai pas un film si on me dit « tu vas pleurer », on encore « c’est beau mais qu’est-ce-que c’est triste ». C’est une sorte de mécanisme d’autodéfense qui me fait refuser de passer un moment de larmes, si je suis prévenue d’avance. J’accepte de pleurer au cinéma mais que si je ne le vois pas venir. 

Mais en ce moment, a-t-on réellement la force d’être surpris et de finir en larme devant A Ghost Story ? Pour Anna, il est hors de question de se laisser surprendre : « Pourquoi je regarde les mêmes « films conforts » encore et encore ? Les épisodes de confinement ont accru ma sensibilité et mon empathie, aujourd’hui j’ai beaucoup plus de mal à regarder un film où les personnages sont tourmentés par je ne sais quel problème. L’autre jour, j’ai pleuré devant Shrek 2. Je n’ai plus la force de me laisser surprendre par un plot twist que je n’aurai pas vu venir, du coup je préfère me laisser porter par un scénario attendu ou que j’ai déjà vu. C’est vraiment cette sensation de surprise, (ou de peur d’être éprouvée ?) qui m’empêche de lancer un film. »

Et là, c’est le drame (ou justement pas) 

Autant regarder des vidéos de meurtres et de disparitions sur YouTube ne me dérange pas, autant je n’ai pas envie de regarder un polar ou un film policier. Mais pourquoi ? Je considère YouTube comme une plateforme de divertissement, ce qui ne retire en aucun cas le talent de certains créateurs de contenu, mais je ne vais pas consommer YouTube comme je consomme un film. Je peux faire la vaisselle, être sur mon téléphone ou faire du yoga en matant une vidéo, bref ne pas y consacrer 100% de mon cerveau. 

Au contraire, j’ai beaucoup plus de mal à regarder un film en faisant autre chose à côté (ce qui n’est pas plus mal, finalement). Lola nous raconte : « Je fais la même en ce moment, je regarde surtout Twitch et YouTube, ça me donne l’impression d’être reliée à un truc. J’ai une liste de films longue comme le bras que je ne regarde pas. » 

Car malgré le fait que ce soit beaucoup plus glauque de regarder une vidéo sur Ted Bundy que Parasite, le Youtubeur nous donne un contact avec l’humain que ne peut nous fournir un film. Dans un contexte où les rapports sociaux sont proscrits ou du moins déconseillés, avoir un rendez-vous régulier avec un « ami virtuel » fait du bien au moral. Ça rapporte un sentiment de familier et d’habitude dont on est privé depuis qu’on ne peut plus picoler entre potes en terrasse. 

Film doudou or not doudou ? 

Finalement, rien de mieux qu’un film qui nous fait du bien en ces temps difficiles. Sarah nous dit qu’elle a « besoin de réconfort même si pour une fois on a du temps libre pour regarder des classiques. [Elle] trouve ça tout à fait normal en cette période, même si c’est frustrant, il ne faut pas culpabiliser et prendre soin de soi. On aura tout le temps de regarder plein de films après ! »

Pourquoi culpabiliser en regardant pour la énième fois Twilight plutôt que le Dracula de Coppola alors qu’on peut juste savourer le moment avec un saladier de pop corn au micro ondes ? Après tout, c’est bien là l’intérêt des films doudous. Dans une période qui ne nous laisse que très peu d’espace pour voyager et s’aérer l’esprit, il n’y a aucun mal à trouver les bons moyens de se faire du bien.

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