En 2022, j’ai écouté deux projets artistiques qui s’approprient l’univers Biker, puisant dans ses ressources tant esthétiques que symboliques. Il s’agit bien sûr du très populaire Motomami, (Rosalia, 18 mars 2022) et de la mixtape Caprisongs (FKA Twigs, 14 janvier 2022). Je me suis alors demandé pourquoi ça marchait, pourquoi je faisais partie des 48 millions de spectateurs captivés par les parades motorisées du clip de Saoko quand bien même je n’aurais jamais l’idée d’ouvrir un magazine spécialisé ? C’est que la moto comme la voiture, ne sont pas de simples véhicules munis de roues et destinés au transport. Par elles, nous dépassons notre périmètre de mobilité naturelle et ambitionnons la conquête d’un espace terrestre démesuré. Ce sont des objets symboliques sans cesse convoqués par la pop culture pour parler du désir de puissance, exalter la liberté individuelle ou même sublimer la délinquance. Ce sont aussi des figures initialement associées à la masculinité. Leur investissement par des femmes vient donc dynamiser leur force conceptuelle.
Article écrit par Clara Nouis
Puissance féminine en accéléré
Rosalia explique le titre de son album par la volonté d’instaurer un contraste entre une figure industrielle (« moto ») et une énergie qui puise davantage sa source dans la nature, celle de la mami, qu’on peut traduire par maman ou par « meuf ». La mami représente alors la femme, force créatrice par excellence. Ces deux figures se rejoignent là où elles riment avec puissance, bien que celle de la mami soit première. Ce n’est pas pour rien si dans le morceau Saoko, la jeune femme décide de montrer une parade motorisée exclusivement féminine. Ce clip, sorti le 4 février 2022, annonce l’album qui suivra. Dans la vidéo tournée sur un pont de Kiev, des motardes résolument sexy portent vêtements lacérés et maxi casques. Les figures s’enchaînent, sensationnelles, comme dans un jeu dont les règles sont parfaitement maîtrisées. Inclinées vers l’avant du véhicule, les rideuses tracent leur route dans une position aérodynamique et sensuelle. La moto paraît alors véritablement être le prolongement du corps, l’extension par laquelle il décuple sa puissance. Rosalia le dit elle-même à Mouloud Achour dans Clique TV (Clique x Rosalía – YouTube), conduire implique une concentration vis-à-vis de ce qui vient devant, c’est même une condition de survie pour le motard. Il est destiné à viser la ligne d’horizon dans une position conquérante plutôt que d’entretenir la nostalgie du passé. On retrouve cette idée dans les paroles de la chanson Honda, issue de l’album de FKA Twigs précité : « Leave the sourness behind you (laisse l’aigreur derrière toi) ».
La conquête du volant
Les femmes n’étaient pourtant pas la première cible des industriels de l’automobile. Dans les années 1920, lorsque la voiture se popularise, on les croit incapables de conduire. Dans son article “Ontariennes et Québécoises en voiture !”, la chercheuse canadienne Maude Emmanuelle Lambert rappelle qu’on leur opposait les mêmes arguments qu’aux militantes pour le droit de vote : une supposée instabilité émotionnelle ainsi que des lacunes intellectuelles et physiques (Lambert, M.-E. (2009). Québécoises et Ontariennes en voiture ! L’expérience culturelle et spatiale de l’automobile au féminin (1910-1945).
La figure de la conductrice revêt donc des enjeux éminemment politiques. Prendre le volant, au même titre que voter, constitue une prise de pouvoir au sein de l’espace public. Les féministes américaines ont d’ailleurs fait campagne pour le droit de vote à bord d’automobiles. Aujourd’hui, la voiture est d’abord un objet utilitaire du quotidien des hommes comme des femmes, justement parce que ces dernières ont conquis leur place dans la sphère publique. Elles ont, de fait, besoin de se mouvoir dans cet espace, pour aller au travail par exemple. Il reste qu’en tant qu’objet symbolique et culturel, la voiture demeure davantage investie par les hommes. Par exemple, les adeptes du tuning, cette pratique qui consiste à faire sur un véhicule des modifications esthétiques ou techniques pour le plaisir, sont presque toujours des hommes.
Dans ce contexte, filmer une femme qui ajuste la courbe de ses cils juste avant d’effectuer des prouesses mécaniques est inattendu, ce qui a le pouvoir de subjuguer. Or, c’est le propre des productions culturelles de nourrir notre imaginaire de nouvelles réalités, de déplacer les frontières de nos rêves, voire de les abolir. De même que Rosalia qui scande dans Saoko « yo me transformo (je me transforme) », la culture n’est jamais aussi vivante qu’au moment où elle se transforme.
“Moteurs, Action !” et délinquance
La liberté à laquelle la voiture donne corps et puissance, c’est aussi celle de ceux qui veulent l’exercer de façon absolue, quitte à sortir du cadre de la légalité. Celle des auteurs de hold-up forcés d’échapper à la police ou à leurs anciens alliés devenus ennemis. Les engins motorisés sont la condition sine qua non de l’épopée de Bonnie et Clyde ou des aventures de James Bond. La voiture est donc intimement liée à un imaginaire de la délinquance et de la transgression. La pop culture se nourrit très largement de cet univers qui est apprécié du public car il donne vie à des pulsions réfrénées par l’ordre social.
Bonnie et Clyde forment un couple qui a marqué les esprits et leur destin est indissociable de celui de la route. Ils reviennent toujours à elle dans leur cavale, au volant d’une Ford Deluxe. Sillonnant une douzaine d’Etats et faisant à peu près autant de morts, les deux amants étaient déjà légendaires de leur vivant, dans les années 1930. À l’époque, la misère et la grande dépression nourrissent une méfiance vis-à-vis des institutions (banques, police, gouvernement…) S’en suit une passion fanatique pour l’épopée criminelle du couple. Un jour, à Joplin, ils perdent une pellicule d’appareil photo dans la précipitation de la fuite. Les images seront publiées par le journal Joplin Globe. Tout le pays découvre alors Bonnie, le cigare aux lèvres, un bras accoudé aux phares de sa voiture, l’autre tenant un pistolet.
En 1934, c’est encore dans une voiture criblée de 130 balles que les amants trouvent la mort, piégés par une embuscade de la police. Symbole de leur funeste destin, le véhicule dans lequel ils sont exécutés se trouve exposé dans un Casino aux Etats Unis, à la frontière de la Californie et du Nevada. Aujourd’hui, leur légende est sans cesse réactualisée. En musique, par le duo Serge Gainsbourg / Brigitte Bardot (“Bonnie and Clyde” | Archive INA – YouTube) ou le couple Jay-Z / Beyonce (Bonnie & Clyde ft. Beyoncé Knowles – YouTube). Au cinéma, l’adaptation la plus connue est sans doute le film d’Arthur Penn sorti en 1968.
Le cinéma a aussi fait la part belle à la voiture en popularisant la figure du driver. De Ryan Gosling dans Drive (Nicolas Winding Refn, 2011), à Baby Driver dans le film éponyme d’Edgar Wright sorti en 2017, les drivers sont des personnages mystérieux et attachants, des bandits malgré eux. Ils sont associés à un milieu de malfrats en raison de leur maîtrise exceptionnelle du volant plus que pour leur morale douteuse. On ignore presque tout de leur passé et leur identité est construite ou plutôt non construite comme s’ils s’étaient retrouvés dans le crime organisé par hasard. Le nom du personnage interprété par Ryan Gosling est inconnu, quant à celui de Baby Driver, ce n’est qu’à la toute fin du film qu’on le découvre. La spirale de violence dans laquelle se trouve piégé Ryan Gosling est amorcée et entretenue par sa volonté d’assurer la protection de sa voisine Irène et de son fils Benicio. À la fin du film, le personnage avoue à la jeune femme que les instants passés ensemble ont été les meilleurs de sa vie, alors même que leur relation est restée largement platonique. Les drivers sont donc des individus qui désirent des choses simples alors même que leur vie est sensationnelle. Un tel schéma laisse au spectateur la possibilité de s’identifier à eux et de vivre par procuration des expériences d’une intensité hors du commun.
J’aimerais emprunter à la philosophe et musicologue Agnès Gayraud les mots suivants : « En donnant à l’ordinaire les dimensions de la transcendance, le populaire la place à la portée de chaque homme ». La voiture est cet objet ordinaire par excellence qui est réinventé par la pop culture, au point d’en devenir extraordinaire, sans pour autant perdre de sa dimension universelle. Ainsi, lorsqu’elle nous raconte des histoires faites de cascades, de braquages ou de collines texanes, on a beau avoir raté notre permis B deux fois, on se laisse emporter à vitesse grand V.