Le porno féministe est-il l’avenir du X ?

La pornographie. Tabou, humiliation, violence. Voilà les premiers mots auxquels on penserait en entendant ce mot. Pourtant, depuis plusieurs années le féminisme tente de dépoussiérer un sujet trop longtemps resté au fond des tiroirs. Annie Spinkle, réalisatrice, écrivaine et ancienne actrice X, disait que « la réponse au mauvais porno n’est pas d’interdire le porno, mais de faire de meilleurs films pornos ». Serait-ce la destinée du porno féministe ?

Crédits photo : Jeanne Menjoulet

Par Danaé Piazza

[TRIGGER WARNING : cet article s’intéresse à la pornographie, il peut heurter le jeune public et les personnes sensibles.]

J’avais 14 ans lorsque j’ai regardé mon premier film porno. Ou peut-être 13 ans. L’âge des découvertes, des aventures, de la transgression. Je dois avouer que cet évènement ne m’a pas laissé un souvenir indélébile : je me rappelle vaguement que c’était une production Marc Dorcel, avec Anna Polina en tête d’affiche. Je ne crois pas avoir été choquée ou traumatisée outre mesure. Par la suite, j’ai continué à regarder du porno mainstream, puis je me suis peu à peu lassée de ces films où se répétait inlassablement le même schéma d’une fellation suivie d’une pénétration (plus ou moins brutale) de l’actrice, le tout couronné par une éjaculation sur les seins de la demoiselle. Pendant quelques années, du fait de mes convictions féministes, j’ai contentieusement trié le porno que je regardais, préférant par exemple les films lesbiens.

J’ai compris grâce à mes lectures que le porno pouvait être vu comme une arme d’empowerment et d’apprentissage en matière de sexualité et de droits sociaux. Encore fallait-il lui laisser la place et le temps de le prouver, le temps et la place de s’exprimer… ou de se réinventer. En 2021, le porno fait toujours autant l’objet de débats houleux, déchainant les foules et les passions. « Complexe de la performance », consommation excessive, question de sa régulation, culture du viol, la question du porno n’est plus seulement posée d’un point de vue sociétal, mais aussi politique. Longtemps considéré comme l’apanage des hommes, le porno est aujourd’hui contourné, subverti, permettant aux minorités de gagner en pouvoir et en autonomie face à un système paternaliste et patriarcal. Alors comment penser un porno intimement lié au féminisme ? Quel avenir pour le porno féministe ? Et surtout, le porno féministe est -il l’avenir du X ?

Pornographie & féminisme : l’irrémédiable contradiction ?

1972. Apogée de ce que l’on appellera « l’âge d’or du porno ». Un des plus célèbres films de l’histoire du X fait alors sa sortie sur grand écran : Gorge Profonde (Deep Throat pour les puristes). Réalisé par Gérard Damanio, le film met en scène une femme anorgasmique et « frigide » qui parvient à trouver son plaisir dans des fellations justement très profondes. Gorge Profonde est alors considéré comme un des premiers longs métrages pornographiques – et hardcore -. Il démocratise le X et en fait un genre à part entière dans le monde du septième art. Toutefois, rapidement les langues se délient et les poings se lèvent pour mener une guerre d’un nouveau genre : les porn wars ou sex wars.

 Dès 1975, en France, la pornographie subit une extrême régulation qui donne un véritable coup de massue au secteur, définitivement appelé « classement X », et désormais relégué au domaine intime. Outre-Atlantique, ce sont les féministes américaines dites de la « seconde vague » qui accaparent le sujet. Menées par l’essayiste Andrea Dworkin et l’avocate Catherine MacKinnon, les féministes radicales des années 60 et 70 se battent contre vents et marées pour la prohibition du porno : en 1983, les deux femmes publient l’Antipornography Civil Rights Ordinance, un ouvrage pionnier pour les féministes abolitionnistes. Ce texte a pour but d’interdire le porno en le considérant comme une violation des droits des femmes et en instaurant des sanctions pénales et juridiques. Pour Catherine MacKinnon, « la pornographie est la théorie. Le viol, la pratique ». Les féministes abolitionnistes, antipornographie et antiprostitution, pensent alors que la sexualité – surtout si elle est rémunérée – constitue la première étape de la domination masculine sur le corps et les droits des femmes ; une porte d’entrée pour l’exploitation de la femme et un instrument du système patriarcal. Cette position est accentuée par le témoignage de l’actrice vedette de Gorge Profonde, Linda Boreman (aka Linda Lovelace) qui avouera dans son autobiographie Ordeal (1980, éditions Citadel, en anglais) avoir subi des violences lors du tournage et avoir été forcée à y participer par son ex-mari.

Le caractère sexiste et misogyne de certains films pornographiques a contribué au fait que la femme est aujourd’hui « vue comme un objet sexuel, comme une proie, comme une chatte sur pattes » selon les termes de Clara, étudiante de 21 ans. De même, Lisset, une étudiante mexicaine que j’ai interrogée, souligne que « la plupart des pornos se concentrent sur le plaisir de l’homme et envoient une image de femme soumise et dominée ».  Mais ce point peut toutefois être nuancé : en effet, pour Clara si le porno mainstream peut être jugé comme « dégradant’ pour les femmes » notamment parce que « [leur] plaisir n’est pas pris en compte », cela est « à relativiser parce qu’il s’agit de sexe ; c’est un jeu, tu peux être ‘humiliée’ pendant une partie de jambes en l’air mais si c’est ton choix, il n’y a pas de problèmes ».

 Dans cette perspective, les féministes « pro-sexe » n’hésitent pas à se réapproprier la pornographie et leur sexualité pour en faire un élément de subversion. En faveur de la liberté sexuelle, les féministes « pro-sexe » placent les femmes au centre – et à la tête – du travail du sexe (pornographie, prostitution, escort, etc.…) pour le transformer en un moyen d’empowerment et d’autonomisation, et donc en un moyen politique pour renverser ce système. Ces concepts ont beaucoup été utilisés dans les années 80-90, période où apparaissent de nouvelles formes de féminisme prenant en compte l’intersectionnalité, les mouvement gays, lesbiens, queer ou transgenre.

Ces nouveaux féminismes s’opposent à un féminisme bourgeois, conservateur, composé de femmes majoritairement blanches et hétérosexuelles. Encore aujourd’hui, le débat sur la pornographie crée des frictions au sein des groupes féministes, à tel point que l’on se demande toujours si le porno peut être féministe. Pour la réalisatrice espagnole Paulita Pappel (qui dirige également la société de production Lustery), interviewée par Amandine Schmitt pour L’Obs, « certaines femmes ne sont pas prêtes à soutenir des femmes qui ne leur ressemblent pas ».

Par ailleurs, si le porno peut être considéré comme un instrument d’objectification de la femme et des minorités de genre ou des minorités sexuelles, il faut également prendre en compte que le genre en lui-même impose cet effet sur les corps mis en scène. Pour Kathleen Lubey, professeure d’anglais à l’Université Saint-Johns à New York et spécialiste de l’histoire de la pornographie que j’ai interrogée, « la pornographie en tant que genre objective tous les corps en créant des spectacles érotiques ». Les corps masculins subissent aussi l’objectification : celle-ci se révèle dans la performance (par exemple l’obligation de l’érection fulgurante puis de l’éjaculation spectaculaire) demandée au hardeur et projetée par la suite dans la société via la masculinité toxique. Mais un corps qui devient objet le temps d’une performance devient-il essentiellement un corps soumis ?

Le porno, nouvel outil d’émancipation ?

De nombreuses féministes affirment que le porno peut être compatible avec le féminisme. Proposer un porno féministe qui prône un X « peer-to-peer » (d’égal à égal), comme le définit le journaliste des Inrockuptibles Jacky Goldberg, permet d’envisager une vision originale de la pornographie. Á terme, cela aboutit à remettre sur le devant de la scène les notions de qualité et d’éthique dans des productions qui se présentent comme des alternatives au porno mainstream.

Recentrer le rapport et le plaisir sur les femmes, voilà ce qu’a voulu faire la réalisatrice suédoise Erika Lust. Pionnière du « porno féministe », Lust s’est fait connaître par sa société de production LustFilms et par sa célèbre série pornographique XConfessions (16 volumes, 2013-2018) qui met en scène des fantasmes de femmes confiés sur la plateforme. Et sans conteste chez Erika Lust, le cunni est roi ; ce qui diffère du porno mainstream qui met en avant l’érection et la pénétration par le sexe masculin. Mais les différences ne s’arrêtent pas là : en effet, Lust encourage le port du préservatif, l’utilisation du lubrifiant ou de jouets sexuels. Du côté cinématographique, on peut percevoir l’envie d’installer de nouvelles prises de vue et une nouvelle esthétique. On pourrait reprocher à Erika Lust de conserver un rapport encore assez phallocentré, avec la pénétration comme finalité de beaucoup de films ; la diversité corporelle manque également à l’appel. En France, c’est Ovidie et Olympe de G – toutes deux anciennes actrices X – qui ont repris le flambeau du porno féministe, surtout en tant que réalisatrice. La première s’est illustrée avec ses films Lilith (2001) et X-Girl contre Supermacho (2016), la seconde avec Une dernière fois (2020) et son podcast Voxxx (2018).

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Cependant, LaToya, professeure d’arts, estime « qu’un film est avant tout une réalisation numérique qui se doit d’être esthétique » ; or, « il n’y a aucun intérêt esthétique, il n’y a aucune recherche du beau » dans la pornographie pour elle. Elle poursuit : « lorsque je regarde un film érotique ou des images de charme, je constate qu’il y a une réelle intention artistique derrière, notamment dans la valorisation des corps ». Elle admet toutefois retrouver une certaine esthétique dans les vidéos pornographiques tournées par les couples eux-mêmes car « la femme [y] est mise en valeur dans l’acte puisqu’elle se met en scène elle-même, comme elle le souhaite ».

La présence de réalisatrices et de productrices dans l’univers du X aide à l’implantation  d’un regard féminin, un female gaze, qui s’oppose au male gaze (une vision masculine) de tous les films porno. Marie Maurisse dans son dernier livre Planète Porn (Stock, 2018) écrit ainsi que « la démocratisation du X a permis aux femmes de découvrir la pornographie, donc de la critiquer, de l’apprécier. Et de l’améliorer ». Le porno féministe se veut être un porno alternatif, et par là-même un porno politique. Pour Paulita Pappel, le X féministe « cherche plutôt à délivrer un message ». Par exemple, dans les productions d’Erika Lust, un message s’affiche avant le film afin de conscientiser les spectateurs sur une pratique sexuelle protégée pour eux-mêmes mais aussi pour les acteurs. Les festivals qui célèbrent les productions pornographiques qualifiées de féministes s’inscrivent aussi dans cette optique : par exemple, les Feminist Porn Awards lancés en 2006 et qui se tiennent à Toronto (Canada) récompensent les films selon des critères stricts comme la qualité cinématographique et esthétique, le scénario, l’inclusivité et la pluralité des corps, des genres et des sexualités. An niveau sociétal, ils tentent d’une part de « repousse[r] les limites de la représentation sexuelle au cinéma et [de remettre] en cause les stéréotypes », et d’autre part de promouvoir une « égalité des sexes et [une] justice sociale ».

Le porno est également un moyen de rendre un pouvoir aux femmes. Pour Virginie Despentes la femme est le corps « qui est valorisé », celui « sur lequel on compte pour produire l’effet » (King Kong Théorie, 2006). Lisset affirme que « c’est un outil extrêmement positif qui nous permet de nous inspirer, de nous exprimer, d’être créatifs et d’explorer de nouvelles dimensions de notre sexualité ». Dès lors, la femme peut se penser en « sujet sexuel » comme l’analyse Paulita Pappel. L’actrice X Ivy Lebelle au micro de Holly Rendall pour le podcast Holly Rendall Unfiltered (n°165, 2020, en anglais) juge quant à elle que « le sexe joue un très fort rôle dans la prise de pouvoir et l’autonomisation des femmes », notamment parce qu’en tant que femmes « nous [re]prenons cette objectification et l’utilisons à notre avantage » ; en quelque sorte une réappropriation de l’objectification sexuelle pour la convertir en sujet agissant.

Et se penser en tant que sujet permet également de recentrer le regard sur soi, sur son corps et sur son propre plaisir, un regard depuis une perspective autocentrée. Le porno a ainsi permis à de nombreuses personnes de mieux connaître leurs désirs, leurs fantasmes, leur plaisir, et par là de retrouver une estime de soi. Lisset m’a confié que chez elle le porno lui « a permis de [se] connaître et de devenir plus mature (sexuellement) » mais aussi « [d’]être à l’aise avec [son] corps ». Pour Clara, le porno féministe présente des personnages auxquels « le spectateur ou la spectatrice peut s’identifier et potentiellement prendre plus de plaisir – notamment les femmes dont le plaisir est souvent plus mis en avant [dans le porno féministe, ndlr] ». 

C’est également en vue de cet objectif qu’est né le mouvement post-porn, lancé par les porn studies et les gender studies (respectivement les recherches scientifiques sur la pornographie et le genre). La chercheuse Naïma Pollet écrit ainsi que le porno « ne cherche pas à provoquer uniquement l’excitation, mais a pour volonté de susciter une réflexion autour de la pornographie et des sexualités en général ».

Révolution sexuelle

Repenser le porno et les rapports de force qu’y s’y jouent implique de repenser d’un côté notre sexualité, et d’un autre côté la relation entre pornographie et sexualité. Interrogée par Lucie Marsaud, la travailleuse du sexe Romy Alizée soutient que « [nous avons] été habitués à [nous] branler sur des gros plans bien crades qui n’en finissent pas » ; dans son cas, elle avoue que « maintenant [qu’elle a] pris conscience de certaines choses, c’est plus facile [pour elle] de [se] masturber devant une vidéo où la meuf a l’air de prendre son pied à mort ». Pour nombre de spectateurs, la pornographie est une projection sociétale, un moyen de s’identifier aux acteurs. Clara reconnaît ainsi que « [sa] sexualité est le résultat d’un formatage paternaliste ». Et de continuer : « [il y a] une forme de complaisance dans ce sexisme, dans le fait d’accepter et d’aimer en quelque sorte être désirée et plus loin être vue comme une proie sexuelle. On t’apprend à plaire d’abord, à satisfaire l’autre, toujours. Au point où tu t’oublies ».

Le porno permet de voir d’un nouvel œil les questions de masculinité et de féminité dans la sexualité. Par exemple, les productions pornographiques d’Olympe de G, misent sur une cinématographie pluri-sensorielle et une subversion des genres en mettant en scène par exemple le plaisir anal ou le plaisir prostatique pour les hommes, questions encore peu abordées dans un contexte hétérosexuel et hétéronormé. Mais c’est aussi l’occasion de parler de porno dans un couple et dans une sexualité à deux (ou plus).

Lisset me confesse que dans son cas « le porno est un outil qui a contribué à réduire [sa] pudeur et à considérer comme normales certaines pratiques ». Clara m’a quant à elle avoué : « la soumission des femmes m’excite, et je me mets à la place des hommes ». Cet autre regard suggère de revoir notre conception de la norme.  Cette idée est l’une des visées du Porn Film Festival qui a lieu à Berlin depuis 2006. Selon Paulita Pappel qui en est la programmatrice, le festival veut « ouvrir un espace dans lequel la norme est plus souple ». Le tout dans le but de « découvrir un nouveau regard ».

Le film d’Olympe de G Une dernière fois (2020), produit par Canal+ (première chaîne en 1985 a diffusé un film porno sur le petit écran), propose de renouveler ce rapport au porno. Le film met en scène un double female gaze : par le regard de la réalisatrice, qui est une femme, puis par le regard de l’actrice Brigitte Lahaie (qui joue Salomé) qui ne ferme jamais les yeux lors des rapports sexuels et se regarde en train de faire l’amour. Le film fait intervenir des acteurs âgés, handicapés, noirs, blancs. Dans une des scènes, Salomé n’atteint même pas l’orgasme. L’esthétique du film met aussi en valeur le caractère de réciprocité qui entre en jeu dans le rapport sexuel. Tout cela permet de remettre au centre les cinq sens, le plaisir mutuel.

Nous devrions probablement remettre sur les draps la recherche des sens. La réalisatrice Anoushka préfère ainsi filmer un porno qui permet de faire monter le désir, un porno qu’elle conçoit comme « poétique [et] sensuel ». Peut-être faudrait-il prendre ces deux termes dans leur sens originel : un porno poétique en tant qu’il engendre la création (selon la signification grecque) d’un nouveau rapport charnel, un porno sensuel en tant qu’il fait appel aux sens. LaToya ne regarde plus de porno. Toutefois, elle se souvient de deux types vidéos : celles instaurant un climat « malsain », dont elle ressort « traumatisée » (par exemple les vidéos de casting), et celles qui « [lui ont donné] envie de répéter l’expérience », des vidéos « où le corps de la femme est touché avec soin, sans tout le temps se concentrer sur les parties génitales ; des vidéos certes pornographiques, mais également très érotiques ». Et peut-être ne faut-il plus s’en tenir à un porno seulement visuel.

C’est ce qu’ont décidé de faire Olympe de G et Lélé O avec leur podcast VOXXX, un podcast pour « clitos audiophiles ». Le podcast se décline aussi pour les « phallus audiophiles » avec le flux COXXX et pour les clitos anglophones avec VOXXX english. Le podcast propose des « jerk-off instructions » qui vous guident dans une exploration sensuelle et corporelle pour atteindre l’orgasme, seul ou à deux. Dans ces moments-là, il faut alors revisiter son rapport au porno : tout est lié à l’ouïe, aux sons qui gravitent dans vos oreilles, à l’imagination dont vous allez savoir faire preuve pour vous mener (ou non) au septième ciel. Pareillement, les comptes Instragram @celle.qui.aimait ou @_laprediction proposent des récits, des photographies ou des notes vocales érotiques et pornographiques. Leur but : aguicher l’esprit, éveiller les sens, effleurer de nouveaux fantasmes, exciter l’âme et le corps, caresser le désir et le plaisir.

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Mais la pornographie peut aussi être un tue-l’amour. LaToya trouve ainsi que « la pornographie [la] coupe de [son] imaginaire », entretenant le sentiment constant que « la place de l’imaginaire n’est pas présente ». La cause selon elle : « la pornographie donne un accès trop facile et trop direct à l’assouvissement du désir ; je trouve qu’elle appauvrit notre capacité à attendre le plaisir ». 

« Détecter les manières dont la pornographie critique les pratiques sexuelles dominantes »

Il s’agit aussi de mieux lire, comprendre et interpréter le porno. Pour Bruno Ambroise, « le discours pornographique n’est injurieux que si le récepteur l’interprète comme tel ». En somme, le porno insulte et humilie si on lui en donne l’occasion. Kathleen Lubey dans son prochain livre What Pornography Says: Sex and Social Protest since the Eighteenth Century (2022, éditions Stanford University Press) étudie la manière dont l’interprétation de la pornographie a été modifiée au fil des siècles. Dans cet ouvrage, elle se demande « pourquoi et comment l’angle féministe disparaît de la pornographie à travers l’histoire ». Sa conclusion : « Nous devons devenir de meilleurs lecteurs de textes pornographiques […] pour détecter les manières dont la pornographie critique les pratiques sexuelles dominantes ». Pour la chercheuse, peut-être la réponse est-elle de « s’arrêt[er] pour lire [la pornographie, nldr] et interpréter ce qu’elle dit et décrit réellement ». Selon Clara, « les consommateurs et les consommatrices de porno [doivent] s’interroger sur ce qu’ils et elles visionnent et pourquoi, mais aussi remettre en question le contenu du porno visionné et envisager d’autres formes de porno ». Comment penser un porno conscient, intelligent et critique, telle est la question.

Kathleen Lubey a aussi « découvert que la pornographie n’est pas toujours une question de plaisir, et qu’elle attend de ses lecteurs et téléspectateurs qu’ils reconnaissent comment le sexe peut être opérationnalisé pour opprimer » ; mais c’est justement cela qui selon elle « rend la pornographie perspicace, honnête et pédagogique ». Elle affirme ainsi « [qu’]un problème majeur sur la façon dont nous traitons la pornographie en tant que société est que nous la simplifions. Nous devrions la prendre plus au sérieux, non pas parce que cela nous montre à quoi ressemble vraiment le sexe, mais parce qu’il […] peut nous dire des choses, bonnes et mauvaises, sur nos fantasmes culturels ». La pornographie nous permet alors de lire dans les interstices de la société et de nos pratiques socio-culturelles. Mais il pourrait également nous permettre de grandir et d’évoluer. En effet, la chercheuse anglaise estime que « si nous pouvions apprendre de ses représentations, nous pourrions travailler à faire fonctionner nos désirs sexuels contre, plutôt que pour, les inégalités sociales [sexistes, transphobes et racistes, ndlr] ».

Par exemple, le porno permet de soulever les questions raciale et historique. Mireille Miller-Young, professeure en études féministes, en films et médias, et black studies, dans The Feminist Porn Book (2013, éditions The Feminist Press) analyse comment le travail des réalisatrices et actrices féministes noires « nous demande de réfléchir à ce que nous pourrions apprendre des plus marginalisés de la pornographie : comment notre plaisir est en effet lié aux réalités historiques ». Vanessa Blue, une réalisatrice féministe noire qu’elle interroge pense ainsi que « la sexualité féminine noire est suturée aux histoires raciales qui informent nos fantasmes contemporains et nos économies sexuelles ». En définitive pour la chercheuse, la création pornographique devient pour les femmes noires une création de fantasmes qui leur sont propres et écrasent les stéréotypes liés au corps noir pour leur redonner un pouvoir social, une « sexualité racialisée [qui] peut être jouée à ses propres fins ».

Autre point et pas des moindres, la question de l’éducation au porno. D’un point de vue social et sociétal, la pornographie reste encore un interdit inconscient. Lisset se désole : « je trouve dommage que ce soit encore un sujet tabou quand s’exciter, se toucher, découvrir votre sexualité est quelque chose de tout à fait normal ». Dans L’Obs, Paulita Pappel affirme « [qu’] il nous faut mettre fin à la honte qui entoure le porno en général, cesser de blâmer le porno mainstream, et commencer à éduquer les gens ». En tant qu’adultes déjà, nous devons nous éduquer à une pornographie consciente. « Il est important de s’interroger avant de consommer du porno, et d’être conscient qu’il s’agit d’une mise en scène » estime Clara.

Mais nous devons aussi penser aux plus jeunes. Hyperconnectées, les nouvelles générations sont également de plus en plus exposées à la pornographie, et surtout au porno mainstream. Selon une étude Ifop, en 2017, plus d’un tiers des jeunes avaient visionné leur premier film X entre 13 et 15 ans. Á cela s’ajoute le fait qu’une éducation propre à la pornographie pour les jeunes est inexistante. Sans oublier que le sujet de la sexualité est parfois une question délicate à aborder dans certaines familles. LaToya me confie que sa consommation de porno s’est faite pour « [se] familiariser avec la sexualité », pour « comprendre ce qu’était une relation sexuelle » et « [se] rassurer face à un éventuel partenaire » ; ce qu’elle considère aujourd’hui comme « une nécessité face à [son] inexpérience ». Clara s’agace : « quand tu n’as jamais fait l’amour comment tu veux comprendre comment ça marche ? On n’a aucun modèle ! Il ne faut pas s’étonner si garçon comme fille on va reproduire les schémas de domination et soumission et les pratiques sexuelles sans se demander au préalable ce que l’on aime ». Et ce fait est selon elle renforcé par la pop culture, et le cinéma en particulier : « Regarde les séries et films lambdas et tu verras que les scènes de cul sont toujours romantisées et puis surtout : on voit rien ! Il y a quand même un gros mystère autour du sexe chez les vrais gens normaux. On sait pas à quoi ça ressemble ! ». En interdisant le porno aux jeunes, on attise leur attraction pour le X, leur goût de la transgression. En interdisant le porno sans les informer et leur faire prendre conscience des enjeux qui se cachent derrière, le danger est qu’ils prennent pour argent comptant ce qu’ils voient.

Or pour construire un porno plus sain, il faudrait aussi apprendre aux jeunes à consommer un porno respectueux de l’autre, inclusif, protégé, consenti et consentant, qui conduise au plaisir et non à une performance sexuelle. Kathleen Lubey considère ainsi que l’éducation au porno est essentielle dans l’éducation des adolescents : « les jeunes – qui verront de la pornographie que nous le voulions ou non – peuvent être des consommateurs plus responsables s’ils comprennent comment elle est fabriquée, comment les artistes créent des scènes, et que les vidéos ou films pornographiques ne sont pas des documentaires, mais des performances ». Comme me l’a dit Lisset, il faut « qu’ils sachent distinguer la réalité de la fiction et qu’ils ne consomment pas de contenu où l’on humilie, où l’on dénigre ni la femme, ni l’homme ». Cependant, attention aux amalgames : Paulita Pappel dans L’Obs observe « [qu’on] a tendance à diviser le champ en deux : d’un côté le porno mainstream ou traditionnel, de l’autre le porno le porno ‘alternatif’. C’est trompeur et cela entraine beaucoup de jugements négatifs ».

Et après ?

Kayden Kross, la directrice de la société de production Vixen Media, juge que « le chemin est long avant qu’on puisse parler de révolution féministe dans le porno ». Toutefois, de nombreuses batailles ont déjà été gagnées par le camp féministe. La question d’un nouveau porno, d’un meilleur porno ne devrait pas être l’affaire des seules féministes mais de toutes les personnes qui aiment et consomment du porno en s’interrogeant sur leur pratique pornographique. Ainsi le porno éthique ou féministe veut aussi être un porno qui rémunère plus justement les actrices et les acteurs, qui assure leur sécurité lors des tournages et en amont. Le porno commercial reste un  milieu dans lequel les travailleurs et travailleuses du sexe rencontrent une « précarité intense » selon l’analyse de Heather Berg. Cette idée suggère de revoir notre mode de produire et donc de consommer la pornographie.

Heather Berg, professeure en études sur le genre spécialiste des femmes et de la sexualité à l’Université Washington de Saint-Louis (Missouri) aux Etats-Unis, analyse la pornographie comme un système productif d’exploitation. Son livre Porn Work :Sex, Labor, and Late Capitalism (2021, éditions UNC Press) « révèle les stratégies créatives des travailleurs du porno comme annonciatrices d’un paysage professionnel en crise ». Si elle estime que « [l’espace de travail, nldr] peut offrir un espace de créativité, de plaisir et d’autonomie », elle pense aussi « qu’avoir accès à un travail mieux rémunéré et plus autonome peut absolument signifier du pouvoir pour les personnes qui le poursuivent ». Lisset juge quant à elle que la prise en compte de la rémunération des acteurs peut contribuer « à rendre l’industrie plus responsable envers les générations futures ». Toutefois, selon Heather Berg le fond du problème reste le modèle économique sur lequel est fondé notre société : « travailler dans le porno reste du travail, et je ne pense pas qu’un travail sous le capitalisme donne du pouvoir de manière durable ». Pour LaToya, « la pornographie engendre un rapport de dominant-dominé, le dominant étant celui qui est au sommet de la chaîne pornographique et le dominé celui qui effectue le travail rémunéré ». Elle rejoint ici Heather Berg qui estime que « changer le genre des managers ou des réalisateurs mais laisser les mêmes hiérarchies en place ne changera rien de tout cela ».

De fait, pour que les acteurs soient correctement rémunérés et que les consommateurs puissent avoir accès à du contenu de qualité, il faut mettre la main au porte-monnaie, ce que très peu de gens sont prêts à faire. C’est là que le porno féministe se heurte au mur du financement qui ne lui permet pas de prendre le dessus sur le porno mainstream, très souvent gratuit. En outre, faire du porno féministe un porno payant revient à poser la question de son inclusivité, mais surtout de l’inclusivité du féminisme dans sa pratique. Dès lors qu’il est payant, le porno féministe risque d’être accessible uniquement à des femmes (ou des hommes) ayant les moyens de s’offrir de telles plateformes, et donc à des personnes de la classe supérieure, souvent aisées, plutôt blanches.

Dans cette perspective, LaToya pense que le porno féministe n’est pas forcément un moyen de pouvoir pour les femmes : « j’ai l’impression que la pornographie féministe est une forme de lutte qui restreint la femme ; si je lutte contre quelque chose à quel moment je peux réellement trouver mon propre espace ; on est en réaction face à quelque chose qu’on ne veut pas mais est-ce que ça nous permet seulement de savoir ce que l’on veut ».

Afin de pallier le problème du financement, deux pays ont tenté d’instaurer des subventions pour aider les productions dites féministes. La Suède et l’Institut suédois du film ont accordé en 2009 une subvention de 48 000 euros à Dirty Diaries, une série de 12 courts-métrages pornographiques produite par Mia Engberg. En Allemagne, le Parti Social-Démocrate (SPD) actuellement au pouvoir a également tenté de mettre en œuvre une législation basée sur un modèle de subventions afin de permettre une démocratisation d’un porno féministe et éthique et de proposer une véritable alternative au porno mainstream, notamment auprès des plus jeunes.

Néanmoins, Heather Berg alerte sur les dérives qui peuvent aussi avoir lieu dans le porno féministe ou éthique : « ses conditions de travail peuvent être égales à celles du grand public ou parfois pires, et je pense que les distinctions entre le porno féministe et grand public sont souvent surestimées. C’est surtout un dispositif pour aider les employeurs et les consommateurs à se sentir bien dans leur fonctionnement sous le capitalisme ». Pour elle, le financement étatique ou institutionnel n’est pas forcément le remède aux problèmes du porno féministe, qui « n’est pas nécessairement plus éthique que d’autres secteurs » ; elle préfèrerait que « le financement public des arts aille aux travailleurs et travailleuses du sexe qui veulent créer leur propre matériel ». LaToya, dont l’art est le domaine d’étude et d’enseignement, suggère également de « [passer] par l’art pour aborder ce sujet » avec les plus jeunes.

Entre nouvel art à part entière et barbarie du machisme, le débat sur le porno (mainstream et féministe) a encore de beaux jours devant lui. LaToya a ainsi soulevé avec moi un point intéressant : « j’ai l’impression que la pornographie féministe ne fait que mettre en lumière les problématiques de la pornographie mainstream, mais qu’elle n’utilise pas vraiment de codes différents. C’est comme si la pornographie féministe avait atteint ses propres limites ».

Certains prénoms ont été modifiés. Les interviews ont été réalisées par e-mail.

Merci à Clara, LaToya, et Lisset pour leur témoignage pertinent et pour avoir répondu à mes questions.

Merci à Benjamin pour son aide dans mes recherches en amont de cet article.

Et merci à Kathleen Lubey et Heather Berg, toutes deux universitaires, pour leur temps et leurs réponses.

Heather Berg est professeure et chercheuse en études de genre, de sexualité et sur les femmes à l’Université Washington de Saint-Louis dans le Missouri aux Etats-Unis. Son dernier livre Porn Work: Sex, Labor, and Late Capitalism a été publié en 2021 aux éditions The University of North Carolina Press.

Kathleen Lubey est professeure d’anglais et chercheuse à l’Université Saint-John à New York aux Etats-Unis. Ses recherches portent sur la littérature et la culture britannique du XVIIIème siècle, les études sur le genre et la sexualité, la théorie féministe, l’histoire de la pornographie et la littérature de la traite des esclaves en Grande-Bretagne. Son second livre What Pornography Says: Sex and Social Protest since the Eighteenth Century sera publié en 2022 aux éditions Stanford University Press.

Mireille Miller-Young est professeure et chercheuse en études féministes, black studies, études cinématographiques, et en histoire à l’Université de Californie à Santa Barbara aux Etats-Unis. Elle est également professeure invitée de l’ICI Berlin Institute for Cultural Inquiry de Berlin et du centre de recherches Hutchins Center for African and African American Research de l’Université d’Harvard à Cambridge aux Etats-Unis. Elles est l’auteure d’une thèse A Taste for Brown Sugar: Black Women in Pornography publiée en 2014 aux éditions Duke University Press. Elle a participé à l’écriture de The Feminist Porn Book publié en 2013 aux éditions The Feminist Press, et de Black Sexual Economies: Race and Sex in a Culture of Capital publié en 2019 aux éditions University of Illinois Press.

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