Le métier passion : c’est quitte ou double 

« Travaille bien à l’école et tu pourrais faire le métier que tu veux plus tard ». Déjà en primaire, nos parents nous répétaient cette injonction pour espérer lire de bonnes notes sur nos bulletins. Car oui, vivre de sa passion, ça demande beaucoup d’investissement. Pourtant, depuis la crise sanitaire, notre vision du travail mute et le « métier passion » n’a jamais autant fait parler de lui. La Grande Démission qui frappe la France depuis plusieurs mois en est la preuve : le travail sera porteur de sens ou ne sera pas. 

Article écrit par Laury Peyssonnerie

L’essor du métier passion, une histoire de génération ? 

À l’origine, pour la génération des baby-boomers et celle de leurs enfants, le travail n’était qu’un moyen de subsister à ses besoins. Rares étaient ceux qui faisaient de longues études pour choisir leur futur métier comme on peut le faire aujourd’hui. Puis, les générations suivantes ont vu émerger un monde du travail manichéen opposant le métier passion au métier de raison. Certains continuent alors d’aller travailler pour le chèque à la fin du mois, tandis que d’autres semblent s’épanouir au travail. Qu’ils exploitent intentionnellement leur activité favorite ou qu’ils se soient découvert une passion au fil des années, ils vivent un amour ardent avec leur job. 

En 2020, la crise du COVID-19 marque un nouveau tournant dans le monde du travail et accélère ce phénomène. La distance sociale qu’elle impose nous permet de prendre du recul sur notre quotidien effréné. Chacun questionne alors ses choix de vie, à commencer par son métier. Depuis, le mantra est quasiment unanime chez les jeunes générations : il faut redonner du sens à sa vie.

Ce que les générations précédentes appelaient leur « gagne pain » est donc désormais perçu comme un véritable accomplissement de soi. Le métier passion ne se réduit plus seulement aux emplois artistiques, créatifs ou sportifs. Il s’étend à tous ceux qui ont leur job dans la peau au point de ne pas pouvoir s’imaginer faire autre chose. Dans la foulée, de nombreux emplois naissent, donnant presque l’impression qu’être animé par son activité suffit à en vivre. Il devient un objectif de vie pour beaucoup. Et, en même temps, qui ne rêve pas de se lever chaque matin avec envie pour se réaliser à travers son métier ?

L’amour dure trois ans (Beigbeder, 1997)

Si vivre de sa passion est une véritable aventure qui tend à révéler le meilleur de chacun d’entre nous, c’est aussi une activité particulièrement prenante. La tendance d’antan s’est inversée et la passion normée dicte désormais que l’on vit pour travailler. C’est alors que le bonheur quotidien laisse paraître le revers de la médaille. On commence par ne plus compter les heures et à passer plus de temps au bureau qu’avec sa moitié. Puis, si on ne régule pas ce genre de sacrifices, le travail finit par nous dévorer tout cru. La passion se transforme alors en addiction, au point qu’on ne puisse plus la contrôler. Pour preuve sa définition première et issue du théâtre Antique est révélatrice de son caractère symptomatique :

Passion : État affectif intense et irraisonné qui domine quelqu’un

C’est alors que s’installe un rapport toxique entre le travailleur et son activité. Dans son livre Le piège du métier passion, Anne-Claire Genthialon compare même sa relation au travail avec une aventure amoureuse. Il est un peu comme un amant : alors qu’il s’invite chez vous – merci le télétravail – votre job s’immisce confortablement entre vous et votre partenaire jusqu’à cannibaliser votre vie. Vous vous oubliez au profit de la relation et le jour où ça s’arrête, c’est un véritable chagrin d’amour. C’est bien connu, la passion, ça ne dure qu’un temps ; elle vous saisit en premier et elle finit par vous pulvériser.  

En investissant leur subjectivité, les accrocs qui accompagnent le métier passion touchent en plein cœur ceux qui le pratiquent. Là où les enjeux d’un simple emploi disparaissent dès que l’on passe la porte de chez soi, le passionné se remet en cause et son estime de lui-même se dégrade. 

Le cercle vicieux ne s’arrête pas là, puisqu’il présente aussi une véritable opportunité d’un point de vue managérial. Le passionné est instrumentalisé au profit de la productivité : s’il a la chance d’exercer sa passion, alors il est normal qu’il s’investisse davantage sans regarder son salaire. Or, cette course à l’efficacité semble être une forme d’exploitation qui tue le principe même du métier passion. En effet, si on ne prend plus autant de plaisir que lorsqu’il n’était qu’un passe-temps, alors quel est l’intérêt de continuer dans ces conditions ? Mais, en même temps, la performance n’est-elle pas le propre du travail ? Si les managers ont leur part de responsabilité, cette vision du travail semble rendre les travailleurs passionnés toxiques envers eux-mêmes. 

S’il est encore difficile de prendre un parti clair au sujet du métier passion, ne serait-il pas temps de prendre encore davantage de recul sur la question ?

Remettre la place du travail en perspective

Alors que vous arrivez à une soirée, vous apercevez les amis de vos amis. La politesse vous pousse aux présentations et c’est tout naturellement que vient la question « et sinon, vous faites quoi dans la vie ? »

Cette situation tout à fait anodine est, en réalité, la preuve ultime de la place démesurée qu’a pris le travail dans nos vies. Et c’est normal, puisqu’on y passe le plus clair de notre temps. À force d’envahir notre quotidien, il a fini par se positionner au cœur de notre identité – comme si nous n’étions plus que « ça ». Ceux qui exercent leur métier de cœur n’ont alors aucun problème à crier fièrement de quoi il relève. En revanche, la normalisation de l’injonction à la passion semble couvrir de honte ceux qui seraient « réduits » à faire un métier alimentaire. Même les services RH ont fini par intégrer l’amour du métier comme un véritable critère de recrutement, diabolisant alors les individus qui ne souhaitent pas concentrer leur vie autour de leur travail.

C’est ainsi que l’engouement pour ce phénomène de société s’est révélé profondément malsain. Laisser croire aux travailleurs passionnés qu’il ont tout à gagner du métier passion n’est qu’une construction sociale de plus qui sert le capitalisme. En rendant légitime l’investissement personnel au travail, il aliène les salariés de la plus vicieuse des manières. Alors qu’ils pensent servir leur propre bonheur, ils ne font que détruire leur santé mentale. Et c’est là que se trouve l’ambiguïté qui a fait que ce choix de vie est naturellement entré dans les mœurs. 

Pour autant, en prenant conscience de ça, il reste possible de vivre de sa passion tout en préservant sa santé mentale. Il suffit de savoir poser des limites claires pour conserver une relation harmonieuse entre son emploi et sa vie privée. Et puis, si le travail n’était finalement pas le seul élément capable de donner un sens à notre vie ? C’est de cette interrogation que sont nés des modes de vie comme la slow life ou même le quiet quitting, des moyens concrets de se recentrer sur soi-même.

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