Dans une rame de métro bondée, les passagers ont les yeux rivés sur leurs écrans. Les doigts scrollent inlassablement, les messages fusent. Les AirPods semblent effacer la collectivité, chaque individu est dans son monde. Parmi eux, certains lisent sur leurs tablettes connectées du Baudelaire ou du Despentes. Cachée, entre deux sièges, une femme tient un livre. Elle se détache par son attitude, par ces pages de papier entre ses mains. Nous sommes impatients de discerner le titre de son ouvrage. Est-ce un classique ? Une nouveauté littéraire ? Mais la curiosité est de courte durée. Elle range son livre dans son sac, dégaine son portable, entre une adresse sur Google Maps puis sort du métro. Le rythme effréné quotidien continue alors…
Article écrit par Maude Vuillez
Sommes-nous devenus paresseux ? Trop vite inattentifs ? Est-ce que lire n’est plus aujourd’hui une activité divertissante ou relaxante, mais bien une tâche, presque une corvée ? Pourquoi, même au bord de la plage en été, pourtant déconnecté de tout, la concentration que demande la lecture semble plus ardue ? Est-ce fournir un effort que de se plonger dans une histoire de mots et de chapitres ? La question se pose dans notre société ultra-connectée. Durant cette étrange période de la crise de la Covid-19, le secteur culturel a été mis à rude épreuve. Le confinement a plus que jamais prouvé l’importance du numérique. En effet, nous avons aperçu le besoin de mieux définir, soutenir et réguler ce que l’on nomme les pratiques culturelles numériques. L’accès aux biens culturels comme les films sont désormais à notre disposition par un simple clic ; nous consommons davantage par le biais de sites et plateformes en ligne. Pour le sociologue des médias Rémy Rieffel, internet a fondamentalement conduit à la dématérialisation des œuvres et des contenus favorisés par les téléchargements, l’accès à des catalogues, à des liens supplémentaires, aux réseaux sociaux, etc. Avec Facebook, Twitter, Instagram, Tik-Tok et tous ceux qui suivent, n’importe qui peut accéder au contenu qu’il désire, venir puiser à sa guise et se forger son identité par rapport à ses choix. L’internaute peut se retrouver perdu dans l’éventail extrêmement large d’informations. Il n’est plus question d’un monde de la rareté ; le net impose une sursollicitation constante où s’impose à nous tout ce que l’on recherche. Nous basculons d’un réseau social à l’autre, et la boucle est infinie. La grande nouveauté est aussi cette faculté de pouvoir recevoir des contenus mais d’en partager, d’en créer. Le problème par conséquent est évidemment le trop de contenus désormais accessibles. On se disperse et plus encore, les vidéos proposées en hyperliens n’ont souvent aucun rapport avec ce que l’on regarde. L’immédiateté est la règle. Nous recommençons, encore et encore. Nous sentons le besoin de vérifier, d’ouvrir son profil, dans le bus, sur les toilettes, discrètement en cours ou dans la nuit. Nulle explication rationnelle du pourquoi ou du comment, c’est un devoir de le faire, comme si nous y étions forcés. Une cyberdépendance. Nous vivons un véritable sentiment de douleur lié à la séparation et ces outils d’émancipation ont bien plus d’emprise sur nous que nous ne l’imaginons. Connaissez-vous les deux termes suivants ? D’un côté, le phnubgging désigne la consultation ostensible de son smartphone entre collègues, amis, amants, et membres d’une même famille alors même que l’on nous adresse la parole. De l’autre, la nomophobie (no mobile phone phobia) concerne cette peur panique face à l’éloignement même éphémère de son portable.
Bruno Patino a-t-il raison, sommes-nous devenus des poissons rouges ? Sommes-nous vidés de notre être, incapables d’attendre ou de réfléchir, reclus dans la transparence, noyés dans un océan de messages, de sollicitations, d’informations, sous le contrôle des algorithmes et de robots ? Journaliste, président d’ARTE France et auteur de La civilisation du poisson rouge, petit traité sur le marché de l’attention publié en 2019, Bruno Patino mentionne la fameuse expérience qui pourrait se vérifier également avec l’utilisation des réseaux sociaux. Il s’agit de celle d’Harvard aux Etats-Unis en 1931, dans laquelle une souris doit presser sur un mécanisme pour recevoir de la nourriture. Or, certaines fois la machine ne distribuait rien, certaines fois trop ; même quand la souris était rassasiée, elle continuait à actionner le bouton. Elle aurait pu s’en détourner, par lassitude, mais l’en voilà incapable. Il s’agit là du fameux système de la récompense aléatoire que l’on retrouve avec les réseaux sociaux. Nous cliquons sur les profils, on swipe sans cesse les feeds dans l’espoir inconscient de tomber sur la bonne vidéo, l’information essentielle, la photo du moment. Le mouvement du doigt sur l’écran est sans but, un pur mécanisme. Cela nous prend du temps, inconsciemment. Nous voulons toujours aller plus loin, quitte à en perdre toute attention. Se joue ici le fameux principe de la sérendipité, qui rend l’utilisateur tantôt déçu, tantôt émerveillé. Ce concept ancien que l’on rattache depuis peu à la culture web signifie qu’on se laisse emporter de lien en lien, sans savoir où l’on se dirige, dans l’espoir de faire une heureuse découverte.
Nicholas Carr, auteur spécialiste des technologies et considéré comme l’un des penseurs critiques majeurs du numérique, a écrit en 2010 l’ouvrage Internet rend-il bête ?. Il y met en exergue la problématique de l’impact d’internet sur notre façon d’être au quotidien et notamment sur la perte de concentration face à l’écrit. Pour beaucoup, lire un roman semble désormais demander un effort surhumain tant nous sommes habitués aux écrits courts et brefs circulant dans le flux frénétique de la toile mondiale. Certains journalistes indiquent même le temps de lecture de leur article. Déjà avec les médias électriques du XXème siècle – le téléphone, la radio, le cinéma, la télévision – le philosophe Marshall McLuhan estimait qu’une véritable dissolution de l’esprit linéaire était en cours… McLuhan aimait à utiliser une métaphore : celle du « crétin technologique ». Nos esprits sont endormis et les médias savent être utilisés à des fins abrutissantes, modifiant le processus de notre pensée. Cette hypersollicitation constante nous angoisse, inconsciemment, parce que nous estimons toujours que nous passons à côté d’une information.
Il s’agit là de ce que l’on pourrait appeler le FOMO, ou Fear Of Missing Out. Ce terme désigne le syndrome de la peur de rater ou de manquer quelque chose. Découvert en 1921, ce désordre psychologique a retrouvé son actualité avec les nouveaux médias sociaux. Nous sommes dans de l’infobésité. Dès lors que nous lisons un livre, ce FOMO germe en nous, nous envahit. L’individu contemporain intensifie le présent et vit dans un univers entièrement tourné vers le futur immédiat. Au fond, nous adorons l’information constante, addictive, compulsive, productrice de dopamine. Sauf que cette information de l’instant nous empêche de prendre le temps de lire. Prendre le temps : tout est dans la formulation mais dans une génération ultra-connectée, nous refusons un centième de cette perte. Désormais, « disposer d’un téléphone portable, d’un ordinateur et d’une télévision est banal, au point que, dans le cas contraire, on pourrait penser à une démarche de retrait social, ou à un acte de résistance désespéré aux changements du monde ». Cette citation provient de Faut-il avoir peur des écrans ? de Patrice Huerre (2013), que l’on vous encourage… à lire.
La question fondamentale est celle de l’économie de l’attention. Cet article ne peut en aucun cas affirmer si oui ou non les réseaux sociaux altèrent la lecture de chacun ; néanmoins, la réflexion sur leur omniprésence dans notre quotidien permet de se faire un avis sur le sujet. Un sondage posté sur Twitter en septembre 2022 donne un aperçu de l’écart : sur 113 votants, 72% estiment moins lire de livres depuis qu’ils sont inscrits sur les réseaux sociaux. Il est cependant intéressant de constater que certains abonnés ont répondu lire davantage avec les réseaux, grâce aux recommandations qui s’y trouvent.
Malgré tout ce que l’on peut en dire, la littérature ne se meurt pas pour autant et l’amour pour les mots demeure. Nous aimons les ouvrages papiers, l’odeur qui s’en dégage, cette encre immortalisée et les couvertures travaillées qui embellissent notre intérieur. Déambuler dans les vide-greniers et feuilleter ces objets qui ont un vécu, qui sont passés de main en main a un charme intemporel. À l’instar du vinyle ou de l’appareil photo jetable qui reviennent à la mode, avoir des livres papier chez soi séduit et avoir sa bibliothèque reste une décoration incontournable. Alors, peut-être ne lisons-nous pas moins, mais lisons-nous différemment ?
Et vous, êtes-vous restés concentrés jusqu’à la fin de l’article ? Comment estimez-vous votre rapport à la lecture ? Avez-vous un livre de chevet ou bien un livre préféré ?