C’est le phénomène drag international : à une vitesse folle, les franchises sous le label « Rupaul’s Drag Race » se multiplient. Après la Thaïlande (2018), le Royaume-Uni (2019), le Canada et les Pays-Bas (2020), puis l’Australie (2021), ce sont l’Espagne (2021) et de nombreux autres pays qui ont répondu présent pour une adaptation. Parmi eux, la France, qui a lancé son premier épisode le jour de la Marche des Fiertés, samedi 25 juin, produit par Endemol France et Shake Shake Shake.
Article écrit par Cloé Garnier
Adaptation hexagonale de RuPaul’s Drag Race (quatorze saisons à son actif), l’émission, au cours de laquelle des drag-queens s’affrontent dans une série de défis mêlant chant, comédie, danse et mannequinat, n’a rien à envier à son homologue américain. Drôle et sensible, l’adaptation soucieuse de défendre les intérêts du drag à la française a semble-t-il trouvé son public chez nous.
Un jury iconique(er)
Figure de proue du drag français, c’est Nicky Doll qu’on a retrouvé en maîtresse de cérémonie, aux côtés de l’animatrice Daphné Bürki et du DJ Kiddy Smile. Cela fait bientôt trois ans que la plupart d’entre nous ont découvert Nicky Doll à la télévision, lorsqu’elle a représenté la communauté d’une nation entière, la France, à travers son personnage de drag lors de la douzième saison de Rupaul’s Drag Race. Nicky Doll a ainsi été la première à mettre en lumière et à sublimer l’art du drag made in France. À la suite de sa participation, les médias français se sont intéressés à cette pratique artistique, ont essayé de comprendre le sujet, comment le représenter, ce qui nous donne une émission telle que drag race France et nos drag-queens locales sont enfin en mesure d’être médiatisées.
« Pouvoir continuer à mettre en lumière la scène drag-queen en France est quelque chose dont je suis vraiment fier »
Aucun doute : Nicky Doll est la pionnière d’une culture encore peu valorisée et médiatisée dans notre pays. Que celle qui a hier eu l’opportunité de représenter son pays, d’inspirer et d’être une militante se soit battue pour donner cette chance aux drag queens françaises d’aujourd’hui et de demain témoigne d’une solidarité touchante et nécessaire. Et prouve que l’enjeu du programme réside plus dans l’importance de donner une plateforme à toutes ces voix à une heure de grande écoute que dans une simple couronne : le drag français, comme tout drag, est intrinsèquement politique.
À ses côtés, on retrouve le DJ et chanteur Kiddy Smile, qui a notamment contribué à populariser le voguing en France, et l’animatrice et styliste Daphné Bürki. Un trio éclectique pour composer un jury bienveillant, mais intransigeant sur les looks et les performances des candidats. En sélectionnant ces trois figures bien connues du milieu, mais relativement obscures pour les non-connaisseurs, France TV a fait le choix de l’authenticité au lieu de la popularité. Sur ce point, l’émission est loin d’être lissée, offrant aux candidates drag queens des juges de qualité, qui maîtrisent bien le sujet. D’autres personnalités renommées se succèdent chaque semaine pour compléter ce trio, comme le célèbre créateur de mode Jean-Paul Gaultier.
« Ouvrir des portes »
Il faut l’avouer : les émissions LGBTQIA+ friendly ne courent pas les rues. Pour une fois, l’opportunité est ainsi donnée de représenter avec bienveillance la pratique artistique du drag, relativement méconnue en France et pourtant si créative. Ainsi que de soulever de vrais sujets de société liés à la communauté LGBT + comme la séropositivité, les agressions homophobes, l’acceptation de soi et la réception du coming out chez les proches. On constate de très bonnes audiences dès le premier épisode, avec 914 000 téléspectateurs. Même si le nombre de téléspectateurs a baissé par la suite, la demi-finale ayant par exemple été regardée par 318 000 personnes, cette première édition signe toutefois des scores encourageants, notamment au regard de son horaire tardif dans la grille d’été.
Sa diffusion sur le service public n’a rien d’anodin et a permis de sensibiliser et éduquer un tout nouveau public à une heure de grande écoute. « Je suis extrêmement fière que ce programme se retrouve sur le service public parce qu’il est pour moi, le plus inclusif, qui a des valeurs magnifiques“, avait d’abord confié Daphné Bürki, avant de poursuivre : “Qu’il soit diffusé sur le service public c’est parfait car ça touche toutes tranches de la société et tous les foyers. Je pense vraiment et sincèrement que cela peut éveiller les consciences [..] En vérité, Drag Race France ne peut faire que du bien ! ».
Tout comme Daphné Bürki, La Grande Dame avait souligné l’importance d’un tel programme dans le paysage télévisuel français. “On a beaucoup de préjugés et de stigmatisations en France. Je pense que Drag Race va être un super moyen pour désamorcer toutes les peurs et toute la haine“. Un avis également partagé par sa consœur, Elips. “Le drag renvoie trop souvent à des stéréotypes qui perdurent alors que je suis sûr que les spectateurs et spectatrices vont être étonnés par cette discipline“, avait-elle concédé, ajoutant ensuite : “J’espère qu’en étant visible et en montrant notre art dans ce programme les gens pourront avancer et changer de regard. Le drag est de toute façon politique et vient bousculer de nombreux codes sociétaux.“
Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel
Au jeu de l’inclusivité, Drag Race France semble cocher de nombreuses cases de façon assez inédite. Il était ainsi temps de voir à la télévision française des personnes racisées, grosses ou transgenres, participant à une émission de téléréalité sans être utilisées comme de simples quotas. Les dix reines de cette première saison sont exceptionnellement éblouissantes, permettant des représentations bienvenues de nombreuses communautés encore trop souvent discriminées. Même Ru Paul a attendu jusqu’à sa neuvième saison avant de présenter une femme trans parmi ses candidates.
L’émission française s’empare de ce sujet dès ses premiers épisodes, et propose des moments d’émotion politique autour des discriminations comme la transphobie, l’homophobie, la grossophobie ou le racisme. Rarement, le service public n’aura proposé une émission aussi multiple et rien que pour ça, on applaudit l’initiative.
Et les pratiques diffèrent également. La Big Bertha, une drag à barbe, vient du burlesque. Lolita Banana est une danseuse hors pair. Soa de Muse, sera on l’espère la prochaine chanteuse pour représenter la France à l’Eurovision. Alors que Lova Ladiva performe dans un drag « old school », Elips, elle, a frappé par son avant-gardisme. Et l’on retrouve un trio de drag kings dans l’épisode 2, Jésus la vidange, Judas la vidange et Chico. Bien qu’apparu au début du XXe siècle, ce mouvement issu du féminisme radical, qui consiste à jouer des stéréotypes de genre masculin, reste peu médiatisé.
Pop culture à la française
Si la marque de Ru Paul semble imposer de nombreuses règles pour ses adaptations, Drag Race France parvient à trouver sa place dans le cahier des charges originel et à proposer sa touche française. Les lip-syncs se font ainsi sur du Céline Dion, Mylène Farmer ou du Aya Nakamura à notre plus grande joie et la Tour Eiffel est bien présente dans le logo même de l’émission ou en backstage.
La consécration se produit lors du « Snatch Game », défi au cours duquel les queens ont brillé par leurs imitations de certaines personnalités emblématiques de la culture pop. À jamais gravé dans nos mémoires l’imitation de Fanny Ardant par Paloma, faux verre de martini à la main. C’est finalement la Grande Dame qui remporte l’épreuve, grâce à son interprétation formidablement idiote d’Alexandra Rosenfeld, qui répond «du ju de frui» à chaque question qu’elle ne comprend pas.
Mais l’une des choses les plus intraduisibles de l’anglais est probablement la dégelée de jeux de mots plus ou moins tordus que prononcent les membres du jury au moment des défilés vestimentaires sur scène. Pour cette édition française, les blagues, écrites à dessein, sont assez drôles, témoignant d’un soin apporté à l’écriture. Dans la tradition de «Drag Race US», le jury nous sert des jeux de mots merveilleusement nazes comme «Elle Martinique tout», ou «Pour certaines on dit oui, pour d’autres on diverge».
À double tranchant
De cette médiatisation nait également la crainte que le star-système n’estompe la dimension subversive, militante, en un mot politique du drag, pour imposer dans l’Hexagone, comme dans tout l’empire RuPaul, une vision lisse et standardisée des reines travesties – devenant reines de mode et de beauté –, peu représentative de l’ensemble du spectre queer. Arnaud Alessandrin, docteur en sociologie du genre et des discriminations, anticipe cette « incorporation de la figure drag dans la culture mainstream », la « réappropriation par le capitalisme d’un mouvement culturel LGBT minoritaire ».
Le drag peut et doit être mainstream. Mais attention, seulement si l’on représente l’ensemble de la communauté : toutes les queens, kings et performeurs non binaires. Le drag, en tant que forme d’art infiniment diverse, est fait pour tout le monde.
Entre les performances, les paillettes, les discussions politiques et la couronne, ce qu’il faut surtout retenir de drag race France c’est que l’émission est une véritable vitrine, sur un milieu artistique infiniment plus large et divers et qu’on ne peut capturer en une seule représentation de huit heures à l’écran. Ainsi, libre à vous maintenant de soutenir ces artistes, de les écouter, de vous renseigner et de creuser le sujet, que ça soit en assistant à des shows ou en regardant des documentaires.
Pour aller plus loin, vous pouvez commencer sur la chaîne Youtube 5ninthavenueproject, en regardant une dizaine de vidéos tournées au caméscope, qui retracent les années de la New York bohème et destroy des années 1980 dans laquelle évoluait RuPaul à ses débuts. Il existe également de nombreux films (Paris is burning), documentaires (Clément, reine de la nuit sur Arte.tv, Queendom sur France.tv) ou podcasts (« Flamboyantes ») tous à votre disposition.
Les épisodes sont disponibles sur France TV Slash.