Ces dernières années, le terme « queer » a considérablement gagné en popularité et son utilisation dépasse à présent largement les cercles de personnes concernées. Si depuis trente ans, la communauté queer s’était attachée avec acharnement à fournir des discours alternatifs dans la plupart des champs universitaires et de la pop culture, il semble que les questions soulevées par cette pensée se posent aujourd’hui de manière très concrète. C’est-à-dire que la pensée se transforme vraisemblablement en effets, et ces énoncés initialement alternatifs flirtent désormais avec des flux mainstream. Ces points de friction font émerger des questions précises, régulièrement renouvelées au sein de la communauté. Comment continuer à faire circuler cette pensée tout en maintenant sa particularité à flots ? A-t-elle un potentiel d’hybridation avec l’institution ? Le queer est-il voué à se noyer dans les courants mainstream ?
Article écrit par Théo Diers
Les personnes que j’ai rencontrées pour nourrir cette discussion participent toutes à la circulation accrue de ces discours alternatifs, et partagent la particularité de le faire au sein du monde de l’art ou en lien avec l’histoire de l’art. En effet, l’histoire de l’art ancienne et surtout récente offre une caisse de résonance particulièrement riche à la démarche queer, qui ne s’analyse qu’incomplètement lorsque sa part esthétique est occultée – d’où la nécessite de passer par-là.
Le désir de prendre la parole sur ces sujets les réunit, tout en le faisant sous différentes formes. Hortense Belhôte, comédienne et historienne de l’art, est la créatrice et interprète de la série Merci de ne pas toucher ! diffusée par Arte en 2021. Mauvais Genre(s), composé d’étudiant·e·s, est le collectif queer de l’école du Louvre, tandis que Cécilia Becanovic et Isabelle Alfonsi dirigent la galerie Marcelle Alix, la dernière étant l’autrice de l’essai Pour une esthétique de l’émancipation. Construire les lignées d’un art queer publié chez B42 en 2019.
« Ce n’est pas une contre-histoire de l’art »
Tout d’abord, de quoi parle-t-on lorsque l’on évoque la circulation de discours queer en histoire de l’art ? En premier lieu, cela désigne surtout la tentative de faire une histoire de l’art différemment. Pour Hortense Belhôte, cela passe avant tout par une méthode.
Pour elle, il n’a jamais fait de doute qu’être comédienne et historienne de l’art, était tout à fait cohérent. Cette dernière tient effectivement le rôle principal des dix épisodes de trois minutes que la série écrite par ses soins contient. On y découvre des chefs d’œuvres de l’art ancien et classique au cœur de mises en scène de la vie quotidienne, qui accueillent les projections intimes de l’interprète. Les récits choisis s’y trouvent tout à coup dotés d’une puissance subversive et opèrent pour certains d’entre eux un basculement queer, une façon différente d’interpréter les œuvres, bien plus libératrice.
En effet, pour cette ancienne étudiante puis professeure d’histoire de l’art, cette discipline a toujours été synonyme de leviers d’émancipation, un « puits de ressources ». Comme elle le formule elle-même, il s’agit d’y mettre en jeu un tourbillon de regards – comprenez une combinaison du regard de l’époque, du regard d’aujourd’hui et de la durée de tous les regards qui ont été portés sur l’œuvre – pour que ça fonctionne. Voilà la formule magique de l’histoire de l’art qu’elle a appliqué comme méthode de création pour Merci de ne pas toucher !.
Cette formule, malheureusement, n’est pas appliquée partout, comme le déplore les membres du collectif Mauvais Genre(s) de l’école du Louvre, pourtant épicentre de la production de savoirs en la matière. L’évolution des regards, et surtout le regard d’aujourd’hui, peuvent y être complètement absents.
L’apport du travail d’Hortense Belhôte, par le poids qu’il donne au jeu et à la mise en scène, est de rappeler que toute histoire de l’art, en ce qu’elle est récit, est aussi en elle-même une mise en scène. Une forme de fiction ordinaire que nous nous sommes attaché·e·s à normaliser. Elle rappelle que chaque contexte apporte sa subjectivité, et Merci de ne pas toucher ! est alors autant le fruit de fantasmes personnels que Secrets d’histoire de Stéphane Bern, à la différence que seul le premier assume pleinement sa partialité. C’est en ce sens que la comédienne affirme que son travail « n’est pas une contre-histoire de l’art », mais qu’il s’agit bien d’une histoire de l’art pleine et positive.
« Quoique la norme devienne »
Sur la coexistence des discours queer et des flux mainstream, Hortense Belhôte a un avis engageant. Le queer serait « un moment de la pensée, qui est le nôtre aujourd’hui, mais qui revient à une logique assez cyclique d’alternance entre culturalisme et universalisme ».
Le queer est donc selon elle assez doux, c’est une pensée qui vient « nuancer, rétablir, répartir équitablement ». C’est également en ce sens que le désir du collectif Mauvais Genre(s) se manifeste quant à la teneur de leurs cours académiques : « faire une histoire de l’art queer c’est très important, c’est pour dégager, pour avoir un point de vue général, qui ne soit pas biaisé par l’institution ». Je trouve particulièrement intéressant que le queer s’intègre ici dans un projet global et inclusif de rétablissement, là où il pourrait être injustement taxé de division. L’existence de Mauvais Genre(s) en elle-même rappelle cette nécessité de globalité, car le collectif répond de manière transversale et complète à des besoins de l’école, qui vont du soutien psychologique à l’élaboration de séminaires académiques.
Alors, si le queer est en mesure de rétablir, c’est qu’il peut opérer une forme d’hybridation avec l’institution dominante afin de la changer. D’un côté, la pensée queer ne se refuse pas à la construction et n’est pas nécessairement anarchiste, selon Hortense Belhôte. De l’autre, Isabelle Alfonsi pense que l’institution peut se transformer de l’intérieur si le queer n’entre pas uniquement dans une « case de programme » mais s’intègre de manière plus transversale, de manière à « organiser la diversité des regards ».
Elle rappelle également, et cela me permet de définir « queer » après deux pages d’article, qu’il faut sans cesse questionner ce mot, à la fois son sens mais aussi ce qu’il labellise. Selon elle, le fondement du mot queer est une « remise en cause d’une forme d’identité stable » ainsi qu’une « défense de modes de vie qui ont été considérés comme déviants ». Elle poursuit : « c’est un défi avec la norme quelle qu’elle soit, quoique la norme devienne », et c’est là que se situe précisément ce potentiel de transformation. C’est aussi ce que Cécilia Becanovic affirme, à savoir qu’il n’est possible d’avancer ensemble qu’à partir du moment où on pense « en dehors de mouvement ou de définition ».
« Pénétrer chez l’ennemi »
À ce propos, le Musée national d’Art moderne (Centre Pompidou) a entamé un séminaire de trois ans auquel participent une série d’intervenant·e·s extérieur·e·s ainsi que plusieurs conservateur·rice·s dans le but d’avancer collectivement dans l’interrogation des collections au regard des sexualités dites « minoritaires ». Isabelle Alfonsi, qui participe à ce séminaire, rappelle que les institutions sont également financées par le·a contribuable et que c’est aussi une forme de prise de pouvoir que d’aller faire avancer les choses là-bas, ce à quoi Cécilia Becanovic s’accorde : « je ne crois pas du tout à cette idée de ne pas pénétrer chez l’ennemi. Si, on ne le fait pas, on sera encore soumis·e·s à une vision de l’art qui ne fonctionne pas. » Elle réaffirme qu’il ne faut pas cesser d’insister et de recommencer, de manière à opérer une résistance active.
Malgré cela, Mauvais Genre(s) met en garde : « comment l’institution est-elle capable d’être queer ? qui sont les personnes qui y travailleront ? ». Le collectif pointe du doigt la complexité, toute personnelle également, de travailler avec l’institution qui elle-même exerce une domination symbolique et économique et tributaire d’une « héritage culturel colonial, patriarcal, queerphobe ».
Le collectif désigne aussi très bien le risque de « pink washing » par l’institution dominante, auquel iels font face directement à l’école – ce qui toutefois ne les empêche pas d’opérer, car les personnes queer ont besoin que leur collectif existe. Ce double mouvement qui peut apparaître contradictoire est pourtant ce qui illustre au mieux la situation concrète de la pensée queer aujourd’hui.
C’est notamment en réponse à ces risques de pink washing qu’une partie de la communauté a réaffirmé son engagement politique ces derniers mois, avec notamment l’organisation d’une pride radicale en juin à Paris, venant remettre les dimensions intersectionnelles, transféministes et anticapitalistes au cœur des idéaux queer. Cette pride radicale correspondait aussi à un besoin de réaffirmer que les engagements queer sont intrinsèquement politiques, face à la pluralité des discours qui fleurissent et contre un risque de noyade du queer dans le flot mainstream.
Depuis trente ans, le militantisme a sans aucun doute muté en profondeur, par ses luttes et surtout par ses modes d’action. Rappelons à toutes fins utiles que le terme queer apparaît mythologiquement en 1990, au cœur de l’épidémie de sida qui fait converger les luttes LGBT à ce moment. Mauvais Genre(s), qui se définit comme militant, m’aide à définir ce que seraient les urgences d’aujourd’hui. Là où j’avais pointé le fait que l’extrême urgence sanitaire du sida était derrière nous, le collectif me répond que ce sont « peut-être les personnes blanches, ou les personnes riches qui ne sont plus dans l’urgence » mais qu’elle est encore présente pour d’autres groupes, même si elle n’est plus la même qu’il y a trente ans et qu’elle n’est plus aussi entendue.
Le collectif pointe aussi l’intersectionnalité des luttes d’aujourd’hui, celle des personnes trans migrantes, pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres. C’est sûrement à l’endroit de cette intersectionnalité et des minorités raciales que les nécessités se dessinent aujourd’hui, analyse qu’Isabelle Alfonsi partage également. Je crois personnellement que le travail de circulation des discours queer dont il est question dans cet article fait aussi partie intégrante d’un militantisme contemporain.
« Imposer une ontologie, un truc indiscutable »
Il semble donc qu’il faille utiliser ces moyens complémentaires de manière simultanée pour parvenir à nos buts, à la manière d’Hortense Belhôte qui dit avoir opéré sur le mode du cheval de Troie avec sa série, lorsqu’elle me confie que des personnes à l’opposé de son spectre politique ont beaucoup aimé son travail. C’est aussi ce que partagent Isabelle Alfonsi et Cécilia Becanovic, la première s’exclamant : « moi je m’en fous du pré carré, je suis pour la diffusion, parce que la question est plus large que la question communautaire, c’est plus important pour les personnes qui ne sont pas déjà au courant ». Il s’agit donc aussi d’un militantisme de mise en récit, d’un passage du terrain au bouquin important à saisir – sans se défaire des nécessités concrètes actuelles.
Chez Hortense Belhôte, l’utilisation de l’art ancien et du mainstream fait partie d’une « technique de bétonisation, de panthéonisation ». Elle poursuit : « si le queer a un mode d’action, c’est la performance. C’est-à-dire imposer sa présence. Une fois que c’est fait, personne ne pourra dire que ça n’a pas été fait. Une fois que mon être existe, aussi hybride qu’il soit, personne ne pourra me nier. Il faut imposer une ontologie, un truc indiscutable ». C’est-à-dire qu’à présent notre militantisme passe avant tout par « le devoir d’occuper la place à laquelle nous avons accès maintenant, et de le faire bien ».