« Personne pour me kidnapper comme dans 365 Dni ? Moi aussi, je veux mon Massimo ». « C’est quand que je rencontre mon Hardin moi ? ». « Une relation comme Chuck et Blair ou rien » . Sur les réseaux sociaux, des milliers de posts de ce type sont observables, témoignant du désir et de la fascination pour des relations majoritairement hétérosexuelles fictionnelles de types conflictuelles et abusives. Si la société actuelle a aujourd’hui grandement discuté et médiatisé le danger des relations toxiques, la représentation idéalisée de ce type de couple attire et fait toujours vibrer l’audience qui s’imagine vivre à son tour, une telle romance. Mais d’où vient et comment expliquer ce fantasme pour les relations toxiques, que l’on retrouve dans de nombreuses fanfictions ou vidéos Tik Tok encore aujourd’hui, dans une société qui lutte de plus en plus contre les violences psychologiques ?
Article écrit par Manon Martin
La représentation idéalisée des relations abusives dans la fiction
Juin 2020, le film polonais 365 jours, (ou DNI), vient d’être ajouté au catalogue Netflix. Tiré d’une série littéraire érotique du même nom, il suit l’histoire d’un mafieux italien séquestrant une jeune femme croisée en soirée. L’étalon lui donne un an pour tomber amoureuse de lui, au-delà de ce délai si ce n’est pas le cas, il la relâchera. Le film fait évidemment polémique, mais bat des records d’audience sur Netflix et très vite, des milliers de personnes font part sur les réseaux de leur fascination pour la relation malsaine (présentée comme une romance BDSM par le géant de streaming) entre les deux protagonistes. Au même titre que l’engouement autour du couple entre le Joker et Harley Quinn lors de la sortie de Suicide Squad en 2016 ou encore Hardin et Tessa les personnages de la série littéraire adaptée au cinéma After, les fans n’hésitent pas à déclarer leur fascination en créant des posts, notamment des edits, renforçant le fantasme du « couple goal ».
La représentation dans la fiction participe grandement à la banalisation de la toxicité. Omniprésente et trop souvent idéalisée sans prévention de la part des auteurs, ces modèles participent à la vision fantasmée du couple conflictuel, voire abusif. C’est alors totalement normal de lire ou de voir des personnages humiliés, séquestrés et utilisés comme des objets sexuels de façon impunie et romantisée. Un des exemples les plus marquants, puisque très populaire, est le couple formé par Chuck et Blair dans la série Gossip Girl, qui s’est imposé comme une véritable référence pour les ados et jeunes adultes à la fin des années 2000. Moteur de la série, le couple « Chair » s’impose comme la relation phare pendant six saisons. On les cite toujours aujourd’hui comme un des couples les plus iconique du petit écran qui a fait rêvé les jeunes femmes. Chuck, personnage pourtant présenté dans le premier épisode comme ingrat et potentiel violeur, devient le prince charmant. Sa dynamique avec Blair conquiert les téléspectateurs qui voient en eux la figure idéale du couple torturé, mais passionné.
Il faut dire que plusieurs caractéristiques favorisent cette vision fantasmée :
Les acteurs sont séduisants. Il faut l’avouer, c’est tellement plus plaisant de regarder une série avec des personnages qui nous plaisent physiquement, et par conséquent tellement plus facile de s’imaginer à leur place et envier leur situation. Qui n’a pas rêvé d’embrasser sauvagement le beau Ian Somerhalder qui joue Damon dans The Vampire Diaries ? Le choix des acteurs est essentiel, plus les acteurs sont séduisants plus la toxicité de la relation semble banalisée. On peut citer la relation entre Nate et Maddie dans Euphoria, certes directement présentée comme malsaine, voire dangereuse et pourtant adorée et fantasmée par les fans, majoritairement grâce aux looks avantageux des deux acteurs.
De plus, une réelle mise en place d’une aesthetic sexy et plaisante renforce l’attrait de l’audience. Au-delà du physique seul des acteurs, on peut parler d’hypersexualisation dans le but d’attirer et faire vibrer. Si les téléspectateurs fantasment plus sur le couple Delena (Elena/Damon) plutôt que Stelena (Stefan/Elena), jugé plus sain, c’est notamment par la tension sexuelle créée entre les deux premiers personnages. Car si ces relations sont malsaines, abusives et parfois violentes, elles sont très souvent représentées de façon érotisée, permettant aux jeunes filles une certaine émancipation. Ainsi, Cinquante Nuances de Grey, 365 jours ou encore After, par leur forte dimension érotique et transgressive participent à la construction d’un fantasme généralisé loin de la réalité des relations abusives.
De réelles « vibes », banalisant le traumatisme de la toxicité d’un ou d’une perverse narcissique se créent alors dans l’imaginaire de l’audience. Tout le monde veut vivre sa romance difficile, conflictuelle mais tellement passionnée avec ce bad boy super sexy !
Mimétisme et recherche de l’amour inconditionnel
Lorsque nous regardons des films, séries ou que nous lisons des romances, nous rêvons. Nous avons ce désir de nous prendre au jeu. Nous rêvons d’être à la place d’un des protagonistes et nous prenons plaisir à le faire. Dans Mythologie des séries télé, l’universitaire Jean-Pierre Esquenazi, écrit que « Nous décidons de regarder un programme parce qu’il satisfait une attente culturelle, c’est-à-dire au désir de donner sens aux représentations qui organisent notre vie ». Il confirme ainsi que les œuvres culturelles influencent nos choix personnels bien qu’elles soient fictionnelles. De façon plus ou moins consciente, les lecteurs ou spectateurs intègrent partiellement les modèles offerts par les œuvres culturelles. Le cerveau utilise des neurones mémoires. C’est-à-dire que lorsque nous voyons une autre personne agir, en particulier quand elle apparaît semblable à nous, les neurones miroirs s’activent dans notre cerveau de la même manière que dans le sien. L’être humain peut donc apprendre des erreurs d’une personne simplement en la regardant, et modifier nos comportements par ces expériences par procuration.
Cela vient donc expliquer pourquoi l’être humain vient à penser les représentations de relations fictionnelles comme étant possibles et réalisables dans la vie réelle.
Comme on croit au Prince Charmant grâce aux comédies romantiques, on se met à fantasmer sur le Bad Boy dangereux, mystérieux, indomptable, finalement sensible, blessé et capable d’une évolution grâce à l’amour d’un être pur. Le trope du « Bad Boy » est utilisé depuis des décennies, remontant jusqu’aux romans gothiques. Il a toujours été un objet de fantasme opposé généralement au prince charmant avant d’y être relié. Chuck, d’abord présenté comme un monstre sans cœur, fait finalement figure de prince charmant, prêt à tout pour sa dulcinée. Car si le « Bad Boy » est violent, détestable et dangereux, c’est parce qu’il est hanté par un passé douloureux. S’installe alors une dynamique de relation fondée sur la beauté du sacrifice et basée sur le complexe du sauveur « ou syndrome de l’infirmière ». Les jeunes filles parviennent à s’identifier aux héroïnes des sagas littéraires ou cinématographiques, trop souvent des femmes inexpérimentées, compréhensives et romantiques, prêtent à se donner corps et âme dans leur relation. Les récits traitent alors de la capacité de ces jeunes femmes à changer de comportement et faire évoluer le « bad boy » indomptable et tout cela grâce à un amour inconditionnel, si spécial qu’il est plus fort que tout. Dans After, c’est exactement cette dynamique qui est présentée aux lecteurs, Tessa, innocente et pure sort des ténèbres l’impulsif et tourmenté Hardin.
On rêve alors d’être assez spéciale et d’un amour si puissant qu’il peut entraîner un changement du mal vers le bien.
Le fantasme de la relation toxique repose grandement sur cette recherche d’amour inconditionnel et au-dessus de tout. Le chanteur Dadju, dans sa chanson Amour Toxic traite de cela, « J’aime quand c’est toxique, quand ça sort du lot ».
La relation toxique est intégrée comme synonyme de relation passionnelle, jamais routinière et donc loin de l’ennui. Les souffrances, les conflits, les obstacles seraient des passages nécessaires pour la preuve sincère des sentiments. Il y a une réelle appropriation de la dramatisation des soaps : dans la vie aussi, il faut de l’action, il faut souffrir ensemble pour prouver que l’amour unissant deux personnes peut être plus fort que tout. Vivre une relation mouvementée serait le contraire de la banale relation ennuyeuse et peu représentée dans les œuvres culturelles, car pas assez pertinente d’un point de vue purement dramatique. Et alors que Blair, dans la saison 2 de Gossip Girl, se sent heureuse, de retour avec Nate, elle s’inquiète de ne pas réussir à retrouver « la petite flamme », présente dans sa relation avec Chuck. Cet exemple traduit une déformation du sentiment amoureux, nous sommes en effet souvent amenés à penser, en lien avec notre répercussion des œuvres culturelles, qu’être amoureux, c’est ressentir une passion extrême et que lorsque cette petite flamme se fait moins vive, l’amour disparaît.
Enfin, nous pouvons expliquer la construction d’un fantasme autour de relations abusives et notamment de la banalisation de la souffrance dans le couple ( dans le but d’un « happy-ending » prônés par les œuvres culturelles) par des fondements sociaux ancrés dans nos têtes depuis l’enfance. Ce n’est pas seulement en regardant Gossip Girl, en lisant After et autres que nous créons une fascination pour les relations dites complexes et à sacrifices. Depuis toujours, nous associons l’amour et la haine. Vous avez sûrement déjà entendu ces proverbes et dictons « Entre l’amour et la haine, il n’y a qu’un pas » ou encore « Qui aime bien, châtie bien ». Ainsi, depuis l’enfance, on nous explique qu’il existe une corrélation entre l’amour et la violence et que celle-ci n’est pas à fuir qu’il faut l’analyser comme une preuve que la personne qui nous a fait du mal l’a fait par amour, se souciant de nous. Des actes inadmissibles et à fuir sont banalisés et normalisés puisque représentatifs de l’amour profond que l’autre nous porte. S’il nous fait du mal, c’est parce qu’on compte.
Alors il n’y a rien de mal et il est très fréquent de fantasmer sur les relations toxiques que nous voyons, c’est humain de se rêver héros ou héroïne de sa propre fiction, le problème se pose dans l’extrême idéalisation que proposent les auteurs. La fiction n’est pas la réalité et une relation toxique n’est pas représentative d’un amour inconditionnel, mais plutôt de perversion et de manipulation. Aujourd’hui, dans une société plus informée et libérée sur la santé mentale et les violences psychologiques, difficile d’imaginer que le couple formé par Chuck et Blair serait aussi plébiscité par le public. D’ailleurs, de plus en plus de personnes, pourtant fans de la série, dénoncent le comportement abusif de Chuck et désacralisent le couple « Chair » au profit de représentations de relations plus saines. C’est aussi le cas pour des séries culte : Ross et Rachel dans Friends ou Carrie et Mr Big dans Sex and the City. Les scénaristes tentent désormais de traiter des relations abusives de façon moins idéalisée, on peut citer notamment Euphoria qui malgré ses défauts, dépeint la réelle violence dans ces couples, ou encore le film Mon Roi de Maïwenn qui montre le mécanisme d’un pervers narcissique et la descente aux enfers d’une femme, victime de sa relation toxique.