Être woke, d’un mouvement militant à une récupération politique ?

Si vous vous attendez à un article de cuisine, vous faîtes fausse route. Rien à voir avec cette large poêle au bord haut. Le terme woke nous vient tout droit des Etats-Unis, plus précisément des sphères militantes afro-américaines. Arrivé en France il y a quelques années, il est utilisé à toutes les sauces et il est difficile de mettre une définition claire derrière ce mot. Retour sur ce qualificatif encore très peu connu des Français-es. 

Crédits photo : Diego Correa

Article écrit par Fantine Dufour

Retour aux origines afro-américaines du terme : dénoncer le racisme et les violences policières

La traduction de woke donne déjà un indice sur sa définition : éveillé. Mais éveillé à quoi ? Entré en 2017 dans le dictionnaire Merriam-Webster, équivalent du Larousse américain, il s’agit d’« être activement attentif à d’importants faits ou problèmes, notamment les questions raciales et l’égalité sociale ». Être woke désigne donc le fait d’être conscient des injustices subies par les minorités ethniques, sexuelles, religieuses, ou de toutes formes de discrimination, et mobilisé à leur sujet.

Cette expression prend sa source dans les mouvements afro-américains. Présente dès le XIXème siècle avec les anti esclavagistes qui se disaient « wide awake » (« bien éveillés ») sous la présidence d’Abraham Lincoln, elle a vu son usage accru dans les années 1960 grâce à deux personnes afro-américaines. Première occurrence importante avec l’écrivain William Melvin Kelley, dans un article du New York Times datant de 1962 intitulé « If You’re Woke You Dig It » : selon lui, être woke est une invitation à être conscient de sa propre place, en tant qu’américain noir dans la société. Deuxième occurrence notable avec Martin Luther King, qui avait exhorté les jeunes Américains à « rester éveillés » et à « être une génération engagée », lors d’un discours à l’université Oberlin, dans l’Ohio, en juin 1965. 

En 2014, le mouvement Black Lives Matter s’inscrit dans la continuité des mouvements pour l’égalité des droits avec leur hashtag #StayWoke suite au meurtre de Michael Brown, jeune noir de 18 ans tué par un policier. Cet assassinat avait été à l’origine des émeutes de Ferguson (Missouri) et d’une vague de protestation plus large contre le racisme et les violences policières : une nouvelle génération de militant-es antiracistes y dénonce le racisme systémique et appelle les citoyens à être « éveillés » contre l’oppression subie par la population noire aux Etats-Unis. 

Généralisation du terme à travers les sphères militantes du monde entier : dénoncer les injustices subies par les minorités politiques

Le mot woke s’est répandu à travers le monde, avec une utilisation grandissante sur les réseaux sociaux et notamment Twitter dans le cas de la France : selon une analyse France Info, le nombre de tweets mentionnant « woke » ou « wokisme » a plus que triplé durant la dernière année. Au-delà d’un étalement géographique, le terme a également été repris au sein d’autres sphères militantes pour dénoncer toutes formes d’injustices subies par les minorités, qu’elles soient sexuelles, ethniques ou religieuses, occultant au passage son « appartenance originelle à la conscience politique afro-américaine » selon le linguiste Ben Zimmer. La sensibilité aux luttes contre le dérèglement climatique peut également être liée à cette nouvelle définition du woke

L’intersectionnalité, concept né lui aussi dans les milieux militants afro-américains, fournirait le cadre idéologique du discours woke : ce concept entend démontrer comment les différentes formes d’exclusion interagissent. Pour les personnes wokes, les sociétés à travers le monde demeurent inéquitables et parfois destructrices pour certaines minorités. En effet, on considère différemment une personne selon son milieu social, sa couleur de peau, sa religion, son handicap, son sexe ou son genre. Ainsi, s’attaquer aux inégalités structurelles rendra le monde plus sûr et meilleur, selon elles.

Les revendications réunies par le discours woke restent larges, ce qui empêche une culture woke d’émerger tellement celle-ci serait hétérogène. Ainsi, être woke ou non dépend surtout de la manière dont chaque personne veut se définir. Ses potentiel-les partisan-es semblent pourtant l’avoir délaissé, considérant qu’il ait été vidé de son sens premier à force d’être répété par certain-es pour se donner l’impression d’être progressiste sans vraiment s’intéresser aux personnes discriminées. Aujourd’hui, ce mot est surtout utilisé par des politiques, activistes et journalistes conservateurs.

Réutilisation dans les médias par les détracteurs : woke utilisé à toutes les sauces, souvent mauvaises

En les désignant comme woke, les conservateur-rices cherchent à dénigrer le plus souvent les personnes identifiées comme progressistes, les universitaires travaillant sur les discriminations et les militant-es de l’égalité des droits. Iels s’inquiètent de la montée d’une intolérance à l’égard d’opinions opposées et d’un muselage de la liberté d’expression, donnant comme exemples le déboulonnage des statues d’esclavagistes, l’annulation de certaines conférences universitaires ou les responsables démis de leurs fonctions. Iels associent une culture woke – dont on a vu qu’elle n’était pas homogène – et ce qu’iels désignent comme la « cancel culture » (culture de l’annulation), qui viserait à ostraciser de l’espace public toute personnalité dont un propos, ou une action, est considéré comme « offensant » à l’égard des minorités. Par ailleurs, iels craignent l’importation d’un débat sur la race made in USA au sein d’une société française portée par l’universalisme républicain. 

Outre Eric Zemmour s’alarmant sur CNews du danger « du wokisme » dans les entreprises françaises ou la tribune publiée par Le Figaro appelant à défendre « le modèle républicain » face « au wokisme », ces inquiétudes se sont propulsées jusqu’au sommet de l’Etat. Macron dénonce des théories en sciences sociales importées des Etats-Unis ou Jean-Michel Blanquer considère « que ces mouvements sont une profonde vague déstabilisatrice pour la civilisation. Ils remettent en cause l’humanisme, issu lui-même de longs siècles de maturation de notre société ». Le ministre de l’Education nationale a ainsi lancé un « laboratoire républicain » contre la « “cancel culture” et l’idéologie woke » le 13 octobre dernier.

Cette menace reste exagérée selon les sociologues. Un sondage récent de l’IFOP (publié le 2 mars 2021 sur L’Express), la « pensée woke » est peu connue chez les Français : seuls 14 % des répondant-es avaient déjà entendu ce terme (86% ne le connaissaient pas du tout) et 6 % savaient de quoi il s’agissait. Par ailleurs, n’ayant aucun corpus idéologique, la pensée woke se situe donc loin d’un courant de pensée structuré.

Que cet éclairage sur la définition du terme woke vous ait donné l’envie de vous définir comme tel ou non, il faut garder à l’esprit que la prise de conscience des inégalités et des discriminations à l’encontre des minorités politiques est continue : être woke, c’est peut-être finalement avoir conscience du processus infini de la déconstruction des oppressions.

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