À l’annonce de la mort de Gaspard Ulliel, je pense que nous avons tou.te.s eu la même réaction. Une sorte de choc, d’incompréhension, une drôle d’émotion. Aimant le travail de cet acteur, sans pour autant être une fan invétérée, j’ai mis quelques jours à m’en remettre, à ne pas y penser tout le temps, à ne plus être triste. Ce n’était pas une simple pensée pour ses proches, une empathie, un “dommage, c’était un bon acteur” ; c’était, il me semble, un deuil. Certes d’une nature différente de celui que j’ai pu rencontrer à la mort de certain.e.s de mes proches, mais un deuil néanmoins. Puis je me rappelle la mort d’Agnès Varda, et le dépaysement que j’ai ressenti pendant plusieurs jours. Ou encore celle de Michel Legrand, qui a éteint quelque chose en moi. Alors, étonnée, je me suis demandé comment nous pouvions ressentir ce que l’on ressent à la mort d’un.e artiste que nous n’avions jamais rencontré.e. Nos idoles sont, face à nous, des images et des sons, et ces images, ces sons restent pourtant auprès de nous après leur mort. Il devient donc légitime de s’interroger sur ce qui nous quitte, irrémédiablement, quand elles nous quittent.
Article écrit par Alma-Lïa Masson-Lacroix
Difficile, lorsque l’on parle de la mort d’une célébrité, de ne pas commencer par parler des réactions, sinon démesurées, du moins déroutantes qui ont pu exister à l’annonce de la disparition de certaines personnes. La mort de Michael Jackson a été remise en question en continue, et certain.e.s préfèrent penser, encore aujourd’hui, qu’il vit des jours heureux sur une île quelque part au large du Pacifique. On pense aussi à l’écoulement infini d’émotions qui a suivi la mort de Lady D, ou plus localement et plus récemment, celle de Johnny Hallyday. Jeunes, agé.e.s, morts accidentelles ou liées au grand âge, homme, femme, tout y est, et pourtant les réactions demeurent les mêmes – de l’effondrement à la théorie du complot, sans oublier le déni. Autant de réactions qui ne sont, certes de façon parfois disproportionnée, que des indicatifs du deuil. Un deuil difficilement gérable, car entièrement différent de celui auquel on a appris à faire face. Ce n’est pas la mort d’un.e proche, mais la mort d’une idole, d’une personne que l’on admire, une personne dont la proximité est imaginaire, mais pourtant bien ressentie. Et ces réactions démesurées ne sont que le résultat d’une incapacité à faire face à leur perte et ce qu’ils.elles représentent ; un.e ami.e, un repère, un modèle. Car oui, ces personnes n’existent dans nos vies qu’à travers une représentation. Littéralement, à travers ce qu’elles représentent pour nous. Leur perte, au-delà d’une mort physique, est une perte psychologique, car ce que l’on projette sur elles disparaît également.
Quelques témoignages que j’ai recueillis, ainsi que mes propres expériences, me permettent de mettre le doigt sur un élément récurrent face à la disparition de nos idoles : le sentiment de déracinement. Certain.e.s parlent de perte d’une partie de leur enfance ou de leur adolescence. Une partie de notre vie, celle qu’a rempli cette idole, s’éloigne d’un coup avec violence, elle devient comme inaccessible. A la mort de David Bowie, une amie me raconte qu’il lui a semblé perdre un repère de son adolescence. Comme si la personne en question avait le pouvoir d’incarner une époque de notre vie, ou du moins le pouvoir de la ramener à nous, et de l’emmener avec elle lorsqu’elle disparaît.
Cela soulève immédiatement un élément profondément intéressant quant au lien que l’on tisse avec les artistes. Ils nous accompagnent au quotidien, ils remplissent notre vie, à tel point qu’on les associe de façon irrémédiable à nos souvenirs. Un premier baiser sur du David Bowie, les premiers pas de danse sur du Michael Jackson, des chansons de Michel Legrand hurlées à tue-tête toute une enfance, une réconciliation avec le cinéma devant un film d’Agnès Varda, un trait d’eye liner posé, vacillant, essayant d’imiter une photo d’Anna Karina… Ils et elles peuplent nos journées, nous accompagnent, nous soignent d’un cœur brisé, nous font rire, sont là pour nous lorsque l’on est malade… Le jour où l’un.e des acteurs.ices de Friends mourra, j’aurai, je pense, l’impression de perdre l’un.e de mes ami.e.s. Un.e ami.e imaginaire, de toute évidence, mais un.e ami.e quand même, qui incarne une époque de ma vie. A l’annonce de leur disparition, le choc devient alors celui, je l’ai dit, d’un déracinement. Une ancre se lève, un repère se fracture, une balise disparaît. Et petit à petit, nos souvenirs s’éloignent.
De plus, si l’ami est imaginaire, la mort, quant à elle, est bien réelle. Elle extrait avec violence nos idoles de leur existence de sons et d’images. De nos têtes, nos yeux, nos oreilles, nos télés et chaînes hifi, elles s’extirpent de leur univers irréel et immatériel pour s’inscrire dans un monde, lui, bien réel et plein de désillusions – leur mort devient ainsi palpable, et donc violente. C’est, il me semble, l’une des raisons pour lesquelles, bien que les images et les sons ne nous quittent pas, quelque chose se brise quand même. Par leur mort, leur existence dépasse et déborde l’univers que nous nous étions créé, la “complicité” que l’on s’était inventée, et ils.elles s’éloignent tout autant.
Enfin, quand je pense à mes idoles, aux artistes que j’admire profondément, qui m’inspirent, imaginer leur perte ne me remet pas uniquement face à mon passé, mais aussi face à mon futur. Comme dit précédemment, nos idoles sont pour nous ce que l’on projette sur elles. Elles me guident et m’inspirent au quotidien, comme une forme d’idéal. Non pas que je veuille leur ressembler, ni même réellement les connaître, il ne s’agit, en réalité, pas d’elles. Il s’agit de leur puissance artistique, donc de leur œuvre. C’est leur œuvre qui me sert de bouée, qui me donne du courage, qui m’émeut. Ces idoles, leur travail, sont sources de joie pour moi, elles incarnent à mes yeux une forme d’espoir et d’idéal poétique. A la question “à quoi sert la littérature”, le théoricien Todorov avait répondu “elle aide à vivre”. Il en va de même du cinéma. Il en va de même de la musique. Faisons au plus simple : il en va de même pour tous les arts. Et ce qu’incarnent mes idoles, c’est cette possibilité de continuer à vivre avec de la douceur, avec de la beauté. C’est d’ailleurs au centre même de la notion d’admiration. On admire un paysage, ou un ciel étoilé, mais on admire aussi une personne, et ce n’est pas un abus de vocabulaire, car admirer, c’est être touché, c’est se réjouir, c’est se sentir inspiré et enfin, c’est se sentir heureux. A travers nos idoles, on construit notre sensibilité, et ainsi on construit notre rapport au monde.
Alors, pour en revenir à notre sujet initial, que perd-on lorsque l’on perd un artiste que l’on admire ? On perd une source d’inspiration, et donc de poésie et de bonheur. Dans le film Chambre 666 de Wim Wenders, le réalisateur demande à de nombreuses personnalités du cinéma de répondre à la question : “pensez-vous que le cinéma est mort ?”. Un des intervenants répond que ce n’est pas vraiment le cinéma qui meurt, mais les gens qui le font. Lorsqu’un.e artiste que l’on admire meurt, c’est une sensibilité, une puissance artistique qui s’évanouit à jamais. C’est leur poésie qui arrête de nous nourrir, de nous enrichir. Et, nous l’avons dit, par leur mort, ces idoles deviennent réelles, elles passent du poétique au concret, de l’artiste à l’humain. Et parce-que ça touche à l’art, et que l’art touche à la vie, c’est notre rapport au monde qui s’en trouve bouleversé.
Alors, quand nos idoles meurent, on se sent perdu.e.s. Non pas parce qu’on attache un lien irréel voir malsain avec une célébrité, mais parce que leur rôle en tant qu’artiste est justement de nous nourrir et d’être une source d’émerveillement et de poésie. Nos idoles incarnent cette possibilité là, et leur disparition incarne l’épuisement de leur poésie. Par leur mort, elles deviennent réelles, elles s’extraient de nous, et cessent d’être un pilier d’espoir.
Et face à ce long fil de pensée, je ne peux que réfléchir à l’actualité, et comprendre qu’il n’y a pas que la mort qui extrait nos idoles de leur rôle. Par le mouvement #metoo, et par l’oreille que l’on porte enfin aux témoignages trop nombreux contre de multiples célébrités, je ne peux que penser que le phénomène est le même. En cherchant des témoignages pour ce sujet, quelqu’un m’a dit qu’elle vivait en continu dans la peur de la mort de ses idoles, encore plus de ses proches, car elles l’ancrent dans la réalité et lui donnent de l’espoir. Personnellement, je vis dans la peur constante de ces révélations pour les artistes que j’admire. Et face aux accusations, les réponses du public rappellent le mécanisme du deuil. Il y a, pour moi, un désemparement absolu, une perte de repère, une “disparition” violente de leur qualité d’idole et de leur poésie. Et pour d’autres, beaucoup d’autres tragiquement, un déni total.