J’ai fait partie du milieu du spectacle vivant, comme on dit. Le théâtre ne m’a jamais vraiment quitté. J’ai foulé ses planches, j’ai travaillé dans ses coulisses et dans ses halls d’accueil. J’ai vendu ses billets, j’ai donné à des gens l’envie d’aller voir ses spectacles… Je n’ai cessé de m’en rapprocher ou du moins je suis restée dans son orbite. J’ai le théâtre chevillé au corps. Je ne peux pas faire autrement.
Article écrit par Flavie Bitaud
Dans un moment où la possibilité de rassemblement, de proximité, d’échanges quels qu’ils soient en “présentiel” représente un risque de santé publique, qu’est ce qui fait survivre le besoin de spectacle ? Qu’est ce qui fait qu’aujourd’hui, peut-être même plus qu’avant, aller au théâtre (m’)est nécessaire ?
Quand je me pose cette question “pourquoi j’ai besoin d’aller au théâtre?”, c’est le besoin qui prime de se poser la question pour soi mais aussi collectivement. Quand j’écris “besoin” je pense à une pulsion de retrouvailles, de temps choisi à partager. Je pense à tout un tas de moments, un panorama de souvenirs et d’évidences qui font du spectacle vivant, un espace de liberté, d’ouverture et de rêve. Je crois en cet art millénaire en pleine pandémie, un art prodigieux, encore aujourd’hui puisque le théâtre et la création s’adaptent toujours et créent à la possibilité de se retrouver autrement, toujours se retrouver, avec soi et avec les autres.
Du plus loin que je me souvienne de mon enfance ou de mon adolescence, dans ma petite ville de campagne vendéenne, j’ai été assez privilégiée pour assister à des spectacles. Mes parents m’emmenaient dans des salles polyvalentes de villages pour y voir des conteur.se.s, dans des théâtres municipaux pour y découvrir des classiques. Je me souviens de spectacles dans des granges, dans des salons, dans des festivals…
Des années plus tard, à mon arrivée à Paris, aller au théâtre était devenu pour moi l’équivalent d’une activité sportive. J’avais l’impression de devoir rattraper mon retard culturel dans un tas de domaines et particulièrement celui du spectacle vivant. Cela devenait une routine d’entraînement de mon œil critique et de mon cardio sensible. C’était une activité régulière, une prise de pouls nécessaire dans mon quotidien pour faire des découvertes émotionnelles qui pouvaient tout bouleverser. Une addiction, presque.
2,3 parfois 4 spectacles par semaine, jusqu’à récemment.
Le marathon de ma vie théâtrale, comme on pourrait l’appeler, a aussi eu des temps d’arrêt. Les professionnel.le.s du spectacle vivant en France vous le diront aussi bien que moi, puisque le secteur n’échappe pas aux évènements nationaux, bien au contraire. Il y a eu les attentats en 2015 qui ont mis un coup de frein sévère au secteur. Les spectateur.ices ont fui les salles par peur d’une nouvelle tragédie terroriste. Puis à partir de 2020, la crise du Covid a clairement gelé les salles, les répétitions et les programmations et ses effets se font encore sentir aujourd’hui. Les possibilités d’annulations, de reports sont bel et bien présentes, mais règne aussi la peur d’un confinement général ou local qui mettrait de nouveau en péril les activités du secteur et pose clairement la question de la survie des structures du spectacle vivant.
Après le premier confinement en 2020, aller au théâtre n’a pourtant pas été mon premier réflexe ou ma priorité. J’avais besoin d’un temps pour me décider à y aller, comme si je devais y aller à mon rythme puisque la proximité était devenue synonyme de danger. Je ne me suis pas pressée. Pourquoi je ne ressentais ni manque, ni perte de temps ? Je crois que c’était comme si chaque expérience de théâtre était si unique que je ne pouvais pas présager, anticiper l’effet d’une représentation puisqu’elle se joue précisément au présent.
Aller au théâtre, c’est être au monde, littéralement socialiser, dans un lieu et dans un groupe. Le spectacle est ce que l’incarnation a fait de plus fort dans l’acte artistique. On voit se dérouler devant nous un acte, la rencontre entre une situation et le parcours des personnages, qu’ils.elles soient seul.e.s ou en troupe en chair et en os. Être au théâtre c’est être entouré.e, partager une expérience commune en scène et en salle. C’est peut-être, pour moi, l’un des moyens les plus évidents de faire sens du monde autour de soi. Le spectacle pose la possibilité de l’intégration à un ensemble mais aussi un espace de recul, de compréhension et d’empathie face à la représentation d’une situation jouée. Il propose la possibilité par l’incarnation dans la fiction d’une certaine sortie du réel qui parfois mange tout et permet ainsi de réussir à mieux y faire face et faire sens de ce qui s’y joue.
Alors il a fallu que ce soit un spectacle qui parle de ma terre natale, avec une langue qui m’appelle pour que j’y retrouve un certain confort, une rassurance et que je me décide sur un coup de tête à y retourner. C’était en septembre 2020 et j’avais choisi le Théâtre de Belleville à Paris, ce théâtre de découvertes, de spectacles piquants, passionnants, avec sa salle de taille rassurante. Le spectacle c’était Une vie de Gérard en Occident joué et mis en scène par Gérard Potier. L’histoire d’un Vendéen qui raconte ses multiples vies, son parcours professionnel et ses questionnements.
Nous étions peu dans la salle, tous masqué.es et nous étions séparé.e.s par un ou deux sièges pour être bien sûr.e.s de ne pas se gêner, ni se contaminer.
L’étrangeté de la situation de spectacle, si rare pendant cette année-là, ce rapport scène/salle, cette proximité avec un seul acteur non masqué, a créé une incroyable importance du moment. Comme si c’était infiniment précieux d’être là, déjà, d’avoir la possibilité d’être en présence des un.e.s des autres. J’ai compris à quel point il m’était nécessaire d’être dans une salle pendant les applaudissements et en observant le regard du comédien qui sentait que le public avait autant besoin de lui que lui avait besoin de nous.
Parfois dans la vie, la rencontre de quelqu’un.e est vecteur d’énergie. Au théâtre, on croise le chemin de personnages et de leurs interprètes comme on rencontre des gens dans le quotidien, et s’ensuit un moment de partage, quel qu’il soit. J’avais besoin de l’autre en face de moi, près de moi. De retrouver ce siège peu confortable, qui empêche de s’endormir et sur lequel il fait bon de s’avancer pour mieux entendre, pour mieux se concentrer sur ce qui se passe dans la salle. D’entendre un rire déclenché par un imprévu. De percevoir un reniflement ému, de voir une tête se retourner quand un.e acteur.rice traverse la scène.
L’énergie d’un spectacle se rapproche quelque part, et c’est ce que je recherche souvent, de celle d’un concert. Celle d’une transmission particulière, d’un acte de partage vivant entre la scène et la salle. D’un échange d’énergie quelque part. Ce n’est pas pour rien qu’il se fait appeler spectacle vivant, parce que c’est avant tout le travail de personnes respirant, vivant, évoluant sous nos yeux.
J’ai souvenir d’un spectacle qui se joue toujours et qui travaille avec finesse et fougue cette impression de frénésie dans le rapport entre la scène et la salle. J’avais l’envie folle de voir Les Fourberies de Scapin de Molière mis en scène par Denis Podalydès à la Comédie Française, dont on m’avait dit beaucoup de bien. C’est une des expériences de théâtre les plus édifiantes sur le pouvoir de la scène qui m’ait été donnée de voir. L’énergie déployée par la mise en scène et surtout par le jeu d’acteur (plus particulièrement celui de Benjamin Lavernhe) ont eu en moi l’effet d’un raz de marée, tant le rire et l’engouement de la salle étaient fous et grandissants tout au long de la représentation. Je me suis laissée porter par l’énergie de la foule, par l’effet dévastateur du rire et de sa contagiosité. Le spectacle a rassemblé son public, au fur et à mesure. Même s’il a duré plusieurs heures, avec entracte, l’effet ne s’est pas démenti. La puissance de jeu de ce spectacle et de son histoire était implacable. Je suis toujours émerveillée par la capacité d’un spectacle à créer foule, onde humaine. Ce qui rend le théâtre, comme tout art vivant, éminemment politique. J’ai le souvenir d’une masse souriante et guillerette sur le parvis de la place Colette devant la Salle Richelieu, c’était presque mythique.
Plus qu’un pouvoir de rassemblement, le spectacle vivant retrouve parfois ses couleurs et ses emplois du passé, des origines. Il se rabiboche avec son aspect rituel, spirituel et ésotérique. J’ai découvert le travail d’Estelle Meyer dans son spectacle Sous ma robe mon cœur que j’ai eu la chance de voir aux Plateaux Sauvages à Paris, spectacle qu’elle décrit comme un concert poétique, sensuel et chamanique.
Comédienne que l’on peut voir au théâtre mais aussi dans les séries Dix pour Cent ou Christmas Flow, Estelle Meyer tisse dans une mise en scène rituelle, le chant, le récital et la poésie contemporaine, ancienne aussi, issue des toutes les traditions, en l’incarnant par sa voix aussi bien rauque que cristalline. Le spectacle était presque irréel, comme un grand parcours de soin et d’apaisement pour le public, avec ses actes symboliques, ses rituels de libération, ses paroles scandées, enchantées par la grande prêtresse-chanteuse qu’elle est.
Tout est bon dans le théâtre, le magique, la délicatesse, la bienveillance, autant que l’irréel et l’effarant.
Il est bon de se rappeler que souvent le spectacle vivant est autant un vecteur émotionnel puissant, un outil de catharsis (ndlr : libération émotionnelle des passions d’un.e spectateur.rice face à une pièce dramatique) qu’une crise de confiance dans un discours et un outil de distanciation.
Comme tout art d’attraction, de surprise et de présence, le théâtre est parfois le médium artistique le plus édifiant pour nous faire accéder à une autre réalité. Certains spectacles brouillent la frontière entre fiction et réalité et travaillent au corps l’aspect passif de l’œil du spectateur pour le mettre en doute dans ses certitudes sur ce qui fait ou non partie du spectacle.
Dans mon Top 10 théâtral de toute ma vie, (je vais finir par écrire cette liste un jour ou l’autre), on trouve le spectacle Paradoxal du conteur Marien Tillet et de sa compagnie Le Cri de l’Armoire que j’ai eu la chance de voir au Théâtre des 2 Rives de Charenton-Le-Pont. Depuis des années, cet auteur/conteur/musicien/metteur en scène s’applique à créer des histoires qui jouent sur la distorsion du principe de fiction, grâce au fantastique et à l’effroi. Ce spectacle parle de l’enquête menée par une journaliste qui rejoint un essai scientifique collectif sur les rêveurs lucides. Sans vous donner le moindre indice sur l’inventivité folle de ce spectacle et de sa mise en scène, je vous dirai simplement que vous doutez de ce que vous êtes en train de voir. Vous sentez petit à petit le contrôle de votre œil de spectateur.rice, de votre compréhension, vous échapper. C’est prodigieux et effrayant… Et heureusement que c’est là.
Je crois qu’il y a autant de besoin de théâtre que de personnes qui le font et qui le vivent. J’ai autant de réponses à ma question que de spectacles qui m’ont marqués, en bien comme en mal. S’il y avait une grande réponse, elle se situe dans le présent de ce qui se vit quelque soit l’espace qui lui sert de socle. Elle se trouve dans cette magie de l’instant, éphémère, individuelle et collective. Sans doute que l’art est quelque part la possibilité d’un cumul d’émotions contradictoires et tout à fait compatibles, mais en ce qui concerne le théâtre, on peut le voir également comme une expérience vivante commune de tous les sens, de toutes les empathies en présence aussi différentes soient elles.
Une chose que je sais pour sûr de mon besoin de théâtre : je ne suis jamais autant ancrée dans mon corps que dans un lieu de spectacle, les deux pieds bien à plat sur le sol et le corps à l’affût. Je cherche à y être accueillie, touchée, embarquée, déroutée. A être près des autres, à les sentir même s’il faut se trouver à distance. A faire en sorte que l’imprévu s’incarne.