Puisqu’on ne peut plus vraiment voyager, qu’on ne peut plus vraiment aller au cinéma et qu’on enchaîne encore et toujours les mêmes films (américains) et mêmes séries (américaines) en boucle depuis un an (du moins certains d’entre nous, on ne dira pas qui), l’équipe ciné propose de vous emmener dans un tour du monde depuis votre salon, dans une épopée cinématographique internationale assis devant votre écran. Parce qu’Hollywood n’a pas le monopole de la qualité, ni du divertissement et de la beauté, les rédacteurs vous proposent de découvrir les mouvements, les époques, les réalisateur.rice.s phares et leurs films favoris qui ponctuent l’histoire du cinéma du différents pays, de l’Italie à la Corée, en passant par l’Allemagne, et même la France (car rien ne vaut le terroir). Alors n’hésitez plus, et prenez place à l’école de ciné Mauvaise Graine, celle qui ne fermera jamais !

La Ciociara de Vittorio de Sica (1960)

Article écrit par Mathieu Dayras

Pour ce premier volet, Mathieu vous présente son dada, le cinéma Italien, l’un des plus grands cinémas au monde, qui a traversé les époques et a fait naître certains des cinéastes les plus importants et les plus inspirants du siècle dernier.

Huit et demi de Roberto Fellini (1963)

Qu’entend-t-on par cinéma italien ? Le portrait en creux d’un curieux cinéma qui nous évoque bien moins les dernières sorties de la Péninsule qu’un âge d’or qui n’a pas fini de passer. Un inspecteur qui flotte comme une baudruche dans les airs et attaché au sol à l’aide d’un mince bout de ficelle dans Ma Loute de Bruno Dumont (2016), une vedette américaine has been des années 1970 qui accepte de tourner un western de Série B en Italie dans Il était une fois à Hollywood de Quentin Tarantino (2019), un christ couché sur les décombres d’une église de la ville italienne de l’Aquila alors ruinée par un séisme dans Silvio et les autres de Paolo Sorrentino (2018), les hommages et les inspirations du cinéma italien ne cessent de nourrir les films qui sortaient en salle – il y a peu encore – y compris les productions cinématographiques italiennes d’aujourd’hui. Petit retour sur l’Histoire de tout un cinéma, et même d’une civilisation, pour mieux comprendre ce qui se joue dans ces hommages et surtout, dans ce qui se joue aujourd’hui dans les sorties italiennes d’aujourd’hui.

Les spectaculaires temps du muet

La grande Histoire. Avec ses hauts faits, ses événements tragiques et ses héros. S’il existe bien une obsession dans le cinéma italien, elle réside dans cet attrait à la raconter avec spectaculaire, dans des films à grand spectacle regroupés sous le nom de Kolossal. Au temps du muet, à côté de l’autre genre dominant appelé le dive (mélodrames aux passions exacerbées – où des mères sont séparées de leurs enfants et où les épouses se roulent dans les rideaux pour manifester leur souffrance causée par un mari volage), on reconstitue de grandes batailles et les antiques jeux du cirque. Cet attrait, sans doute différent des autres cinématographies européennes, est aussi un moyen d’affirmer la toute-puissance technique de l’Italie au temps du muet, période d’innovations pour le cinéma.

Si le temps et l’accès vous le permettent, rendez-vous avec Cabiria de Pastrone (1914), mise en scène d’un épisode antique de Rome à savoir les guerres puniques (Rome contre Carthage), où vous pourrez remarquer que la reconstitution est surtout un prétexte pour inventer des mouvements de caméra virtuoses, construire des décors grandeur nature que l’on s’empresse aussitôt de détruire, avec panache, devant la caméra.

Des ruines de la Seconde Guerre mondiale naît le néoréalisme

À l’après-guerre, la grande Histoire rattrape les artistes italiens. Le régime fasciste de Mussolini a longtemps occulté la profonde crise sociale et économique qui sévissait dans le pays et, à sa chute, les Italiens vivent bien souvent dans des campagnes en proie à la famine ou dans les villes éventrées par les bombardements alliés. Les cinéastes et les intellectuels affirment alors que le cinéma est en partie responsable des manipulations du régime, qui, loin de montrer l’Italie telle qu’elle était, préférait les images rassurantes du cinéma des téléphones blancs, un ensemble de comédies et de mélodrames qui, sans être des films de propagande pour autant, partageaient une représentation apaisée, consensuelle et surtout erronée des Italiens. Les cinéastes, désormais avec peu de moyens, se mettent à filmer, sans le moindre artifice, une Europe dévastée, en réponse au fascisme : ce nouveau rapport à la réalité devient un courant appelé le néoréalisme.

Allez donc voir le bref mais limpide Allemagne année zéro  de Rossellini (1958) qui suit, directement dans les ruines du Berlin des années 50, la petite histoire d’un jeune Allemand faisant face à la grande Histoire dont les traumatismes se manifestent avec évidence à l’image. 

Allemagne année zéro (1948), Rossellini ou lorsque l’Histoire dépasse la fiction.

Les années 60 : l’âge d’or du cinéma italien

Histoire et histoires. Le cinéma italien lui-même entre dans l’Histoire (du cinéma) en 1960, probablement l’année la plus fastueuse pour l’Italie devenue l’un des centres (si ce n’est LE centre) du cinéma mondial. La même année, le festival de Cannes accueille trois films des trois metteurs en scène les plus connus  : La Dolce Vita de Fellini, Rocco et ses frères de Visconti et L’Avventura d’Antonioni. Hollywood traverse une crise économique sans précédent et voit émerger une nouvelle création européenne qui connaît une grande vitalité (eh oui, le cinéma américain est loin d’avoir toujours été un cinéma dominant).

À ce sujet, parler DU cinéma italien, c’est souvent faire référence à cet âge d’or, plein d’inventions délirantes, de mises en scène tape à l’œil et d’histoires grandioses, qui s’étend de l’après-guerre aux années 1970. Parmi les maestro les plus connus, aussi célébrés par la critique que par le public, des noms reviennent souvent tels que Rossellini, Visconti, Antonioni, Pasolini et Fellini qui, à l’égal de véritables stars, faisaient l’objet de grandes passions populaires (à la différence de leurs voisins français qui ont vite fait de distinguer un cinéma populaire d’un cinéma d’expérimentations artistiques).

L’Italie connaît également un autre essor : le miracle économique et les débuts de la société de consommation. Et le cinéma ne manque pas de l’inaugurer, l’explorer et, surtout, d’en rire. Deux nouveaux réalisateurs, Fellini et Antonioni, tiennent la vedette, et proposent respectivement une représentation délirante et théâtrale de leur temps, ainsi qu’une représentation plus austère. Avec Pier Paolo Pasolini, ils ont en commun de vouloir sauver des gestes, des rituels sociaux, des langues qu’ils pensent en voie de disparition face à l’arrivée de la société de consommation, malgré tout l’amour que l’on puisse porter à ces mondes.

Ce tournant est particulièrement marqué chez Luchino Visconti, autrefois connu pour avoir été l’un des grands maîtres du néoréalisme, qui vire de bord et se tourne vers de somptueux films en costumes, l’opéra et le romanesque, avec des films hantés par les révolutions trahies et les époques en déclin. À cette fin, allez voir le Guépard (1963) avec Alain Delon et Claudia Cardinale à l’affiche qui retrace les derniers jours de l’aristocratie sicilienne avant l’unification de l’Italie, ou encore du côté d’une jeune avant-garde incarnée par un certain Bernardo Bertolucci et son 1900 (1976) qui renoue avec le goût pour les grandes fresques historiques, le tout pendant cinq heures montre en main sur la lutte du socialisme italien contre le fascisme : il ne va pas sans dire que l’Histoire des cinéastes italiens est inséparable d’une pensée politique.

1900 de Bertolucci (1976)

L’Histoire et la politique s’invitent même dans la comédie

Loin de vouloir évader son public par le rire, la comédie à l’italienne partage certainement les mêmes obsessions avec un humour qui, vu de France, nous paraît bien étrange. En effet, la comédie à l’italienne  est particulièrement méchante, corrosive et grotesque quand elle n’est pas carrément satirique ! Déformations physiques monstrueuses, repas gargantuesques et humour scatologique au rendez-vous, ces comédies se moquent sans détour de certaines classes sociales, voire même des parties de l’Italie (marquée par des cultures, des langages, extrêmement riches et diverses, surtout au Sud). Mettez donc votre humour à l’épreuve avec Affreux, Sales et Méchants (1976) d’Ettore Scola pour son repas de famille mémorable qui parodie un duel à la Sergio Leone avec pour fond la grande pauvreté de la vie des bidonvilles de Rome des années 1970, dans lesquels les protagonistes rêvent d’aspirateurs nouvelle génération ou de grandes télévisions plutôt que d’une sortie de leur taudis.

1976 : les débuts d’un déclin

La fête bat son plein, mais le cinéma italien est vite rattrapé par sa propre Histoire. L’âge d’or se ternit peu avant les années 1980. On produit moins de films, les nouvelles générations, en Italie, se désintéressent du cinéma, et ses grandes figures disparaissent (Visconti, Rossellini, et même Pasolini assassiné en 1975). Plus difficile encore, la télévision, dont un certain Silvio Berlusconi est le principal actionnaire, fait main basse sur le marché cinématographique italien : les rêves d’un cinéma indépendant se réduisent comme peau de chagrin.

Le cinéma italien qui mêle joyeusement l’expérimentation artistique, l’humour, le grand spectacle et le cinéma de genre dans chacun de ses films semble s’épuiser. Il faut dire que ce dernier était particulièrement fondé sur la formule à succès : chaque œuvre majeure qui se pointe connaît nombre de reprises, remakes, suites officieuses et louches qui font aujourd’hui la joie des amateurs du cinéma bis. 

L’enthousiasme et la jeunesse de la Trilogie du dollar de Sergio Leone, série de trois westerns spaghetti, laisse sa place à une autre, qui dévoile un ensemble de mondes fastueux, eux aussi sur le déclin. C’est le bon moment pour se pencher sur la Trilogie des Il était une fois… de Sergio Leone, et, tout particulièrement, Il était une fois en Amérique (1984), qui, tout en reprenant les codes du film de gangster avec de grandes vedettes (Robert de Niro, James Wood, Elizabeth Lee McGovern), sonne le glas de tout un cinéma.

Le cinéma de genre en Italie est surtout le lieu d’expérimentations formelles aussi riches que délirantes. À côté de ses réinventions du cinéma américain, il en invente des nouveaux, notamment avec le giallo, cet étrange genre qui mêle le film policier, l’épouvante et l’érotisme pour nous livrer des films qui préfèrent démontrer à tout va leurs virtuosités techniques que de veiller à la vraisemblance de leurs narrations. On vous recommande vivement, à cette période, de vous frotter aux énigmes retorses des Frissons de l’Angoisse de Dario Argento (1975).

Et le cinéma italien aujourd’hui ?

Le cinéma italien est toujours d’actualité. Mais il est porté par des réalisateurs qui n’ont plus la même aura, ni la même unité que l’on pouvait trouver durant l’âge d’or. Ses héritiers sont Nanni Moretti (Journal Intime) et Marco Bellochio (Buongiorno, Notte). De nos jours, Alice Rohrwacher (Heureux comme Lazzaro) ou encore Paolo Sorrentino (Il divo, La Grande Bellezza) tiennent la vedette sur les tapis rouges des festivals dont les derniers films prolongent et statufient l’âge d’or, mais, tout en lui rendant hommage, nous éloignent certainement de ce cinéma qui se voulait être à l’origine populaire.