Très tôt, j’ai eu des seins, et très tôt, on me l’a fait remarquer. Les femmes de ma famille ont toutes une poitrine imposante et je crois que, très tôt, j’ai su que ça allait me tomber dessus aussi. Ça n’a pas raté et ça n’a pas été sans peine.
Article écrit par Ariane Allombert
Je me souviens d’une certaine fierté quand ma grand-mère m’a acheté ma première brassière Petit Bateau. L’achat des sous-vêtements, c’était une affaire de femmes, qui créait un certain lien de ma grand-mère jusque moi, en passant par ma mère. Pourtant, assez vite, un certain malaise s’est installé par rapport à ma poitrine. D’abord, le souvenir éreintant de me rendre compte qu’en l’espace de quelques mois seulement, mes nouveaux soutiens-gorge devenaient trop petits.
Ensuite, le sentiment d’un décalage entre les soutiens-gorge que portait ma mère, la forme qu’ils donnaient – ou plutôt ne donnaient pas – à sa poitrine et l’image que me renvoyaient les pubs et les affiches d’une poitrine galbée, arrondie, avec les deux seins rapprochés. Or, pour obtenir cet effet là, loin d’être naturel pour ma grosse poitrine, c’était le passage obligé par le soutien-gorge balcon rembourré, la plupart du temps en réalité trop petit pour moi.
Enfin, quand je repense au moment où il est devenu évident pour moi que j’avais des gros seins, c’est un souvenir du collège qui me revient, frappant, honteux. Ça devait être en 4e, puisque je me rappelle très précisément que c’était au début d’un cours d’allemand, dans une salle aux tables installées en U. J’étais dans une classe avec une majorité de filles, et un garçon, assis à peu près en face de moi a décidé de faire, à voix haute, le point sur les poitrines de ses camarades. Il passait de l’une à l’autre, gratifiant ses seins naissants, inexistants, en formation ou déjà bien présents, d’un petit commentaire bref, avant de passer à la suivante. Je ne me souviens pas bien des remarques dont ont été infligées mes amies, mais il y a bien dû y avoir l’allusion à la fameuse « planche à pain » qui en suivrait malheureusement longtemps certaines. Moi, il m’a dit « Eh bien Ariane, tu as fait de la gonflette pendant les vacances ». Sur le coup, j’ai sûrement rougi, partagée entre fierté – celle d’être reconnue comme disposant d’attributs féminins fondamentaux et valorisés par les images des corps dont on nous bombarde – et la honte – celle d’être ainsi objectivée, réduite à ma poitrine et que celle-ci puisse être librement l’objet de commentaire, soumise à l’approbation d’autrui.
Mon rapport à mes seins se poursuit d’ailleurs dans cette tension : fierté et honte, valorisation et réification. Comme le rappelle Léa dans son article sur son rapport à sa petite poitrine, nous vivons « dans une société où la poitrine est associée à la féminité et la sensualité. » Elle est célébrée comme un attribut de féminité. Et pourtant, la grande distribution vestimentaire ne semble pas l’entendre de cette oreille.
Comment expliquer sinon qu’il soit si difficile de trouver des soutiens-gorge adaptés aux « grandes tailles », aux bretelles suffisamment larges pour soulager le dos et ne pas blesser les épaules, aux formes suffisamment couvrantes pour que tout cela ne déborde pas ? Que pour acheter un bikini, il est loin d’être évident de pouvoir sélectionner deux tailles différentes pour le haut et le bas ? Que les brassières de sport, même celles vantant le soutien renforcé, ne soient pas efficaces et proposent même des coussins de rembourrage ? Oui, du rembourrage même pour le sport. Mais, grand prince, ce rembourrage est amovible. Comment cela se fait-il que même dans une pratique sportive, alors que c’est le confort qui devrait primer, l’injonction esthétique à une grosse poitrine soit présente dans un produit qui n’est – justement – pas adapté à celle-ci ? Les sous-vêtements ne sont bien sûr pas les seuls à être concernés et l’achat de chemises dont les boutons ne risquent pas d’exploser à chaque respiration relève parfois de l’expédition.
De plus, mes seins sont l’objet de discours et de gestes qui me blessent. Ceux que l’on entend de loin, qui ne s’adressent pas directement à moi, mais qui me rappellent que certains types de vêtements ne correspondent pas du tout à ma morphologie, ne me sont pas autorisés, sous peine de paraître vulgaire – si on reste sympa. Les cols en V et les décolletés seraient à proscrire, mais j’ai cru remarquer que rien ne met plus en avant une forte poitrine qu’un col roulé. Les rappels constants à cette partie de mon corps, même de la part d’amies qui ne pensent pas à mal et qui, elles aussi, luttent contre les injonctions qu’on leur imposent, me réclamant de « leur en passer un peu ». La coïncidence entre la hausse du harcèlement de rue à mon égard et la poussée de croissance de ma poitrine. Le regard de ce client à la librairie, venu acheter un cadeau pour sa fille, qui penche la tête pour suivre des yeux l’ouverture de mon chemisier alors que je me penche pour attraper du papier cadeau. Celui de cet interlocuteur qui semble ne pas savoir où se trouvent mes yeux pendant une discussion.
Bien sûr, ce témoignage ne respire pas l’acceptation de soi et le bien-être. Mais je vois quand même dans mon expérience personnelle une amélioration. D’abord, j’ai appris à me détacher des discours sur les grosses poitrines qui nécessiteraient impérativement d’être harnachées dans des soutiens-gorge à baleine. Le no-bra n’est pas une souffrance pour moi comme je l’ai si longtemps entendu. Une brassière, si elle est bien taillée (élastique large en dessous et bretelles larges) est d’un confort sans pareil. Les bodys ne sont pas réservés aux petits seins, de même que les robes à bretelles.
Et surtout, des seins hauts, ronds et rapprochés pour toutes sont un fantasme mis en avant par les images de la publicité : en réalité, toutes nos poitrines sont différentes, en taille, en forme, en asymétrie. Et même, ma propre poitrine n’a pas tout à fait la même forme selon ce que j’aurais porté la journée. Pour mon plus grand bien-être, j’ai tiré un trait sur cette attente irréalisable d’une poitrine de mannequin Etam.
Enfin, j’ai trouvé dans l’exploration de ma sexualité une forme nouvelle d’acceptation de cette poitrine, au-delà des fantasmes qui peuvent y avoir été projetés par mes partenaires. La peau de mes seins est extrêmement douce et c’est une forte zone érogène pour moi, alors autant prendre les plaisirs là où ils sont plutôt que de me morfondre sur leur taille qui semble parfois encore démesurée.