Ce 10 novembre 2022 est paru chez Binge Audio Editions le deuxième ouvrage de la sociologue Gabrielle Richard, Faire famille autrement. Dans cet essai, l’autrice montre la pluralité des configurations familiales, explore les épreuves rencontrées par ces familles, et fait découvrir aux lecteur.ices le monde des parentalités queers.
Article écrit par Victor Poilliot
Cet ouvrage est le fruit d’un travail d’enquête comprenant des dizaines d’entretiens auprès de familles queers, alimenté par les expériences de l’autrice qui avec son.sa partenaire non-binaire et leurs enfants, forment une famille queer. L’objectif du livre est annoncé : « Montrer que la famille, comme tous les autres champs de la société, est construite sur des normes d’hétérosexualité et de complémentarité des genres qui n’ont rien de naturel ou d’obligatoire » (p. 18). Pour cela, la sociologue dresse un panorama des multiples configurations familiales mises en place par les personnes queers. Elle consacre deux parties à la présentation du terme « queer » : son histoire, ses origines, ses modalités de réappropriation, ses enjeux politiques et ses divers usages dans notre société actuelle.
Questionner la répartition des tâches ou de l’équilibre des familles queers
Si l’ouvrage a pour sujet principal les familles et leurs constructions, l’autrice n’en oublie pas pour autant l’injonction reproductive et la souffrance que celle-ci provoque chez les personnes qui n’y répondent pas. Elle déclare dans une interview : « La famille nucléaire n’est pas un lieu de confort pour la majorité des gens. On le voit avec les récits sur le regret d’être mère, le non-désir d’enfant ou la charge mentale » (Revue La Déferlante, n° 7, p. 71). Une des motivations à ne pas devenir parent est en effet d’éviter une charge mentale trop importante due par exemple à un déséquilibre dans la répartition du temps consacré à l’éducation et l’accompagnement de l’enfant. Dans une récente enquête de l’Insee parue en mars 2022 et qui aborde la question de la répartition des tâches domestiques au sein des couples hétérosexuels durant le premier confinement de 2020, on peut lire que les femmes « sont 54 % à avoir mobilisé plus de quatre heures par jour à s’occuper des enfants contre 38 % des hommes. Lorsque le benjamin a moins de 3 ans, cette part atteint 91 % pour les femmes et 49 % pour les hommes […] Au sein des couples, le partage des tâches reste inégalitaire. En effet, 25 % des femmes en couple avec enfant consacrent quatre heures ou plus aux tâches domestiques, contre 10 % des homme » (Enquête « Premier confinement et égalité hommes-femmes, Une articulation des temps de vie plus difficile pour les femmes », Insee Pays de la Loire).
Le modèle occidental contemporain de la famille expose les femmes à une importante charge mentale, puisqu’une fois mères elles peuvent rapidement se retrouver isolées dans ce modèle de famille nucléaire sans avoir de réelles personnes-supports. Là encore, la parentalité queer donne des clés pour éviter ce type de situations : « La famille nucléaire est un peu comme une veste qui serait trop petite dans laquelle beaucoup de personnes se sentent très à l’étroit. Être queer, c’est agrandir cette veste » (Revue La Déferlante, n° 7, p. 71).
Être queer, c’est aussi avoir soi-même été la cible d’agressions et de comportements oppressifs. C’est aussi, très souvent, avoir une capacité de recul quant aux rapports de pouvoir. La charge mentale au sein d’un couple découle très régulièrement d’un rapport de pouvoir d’un partenaire sur l’autre. Pour se rapprocher de l’écrasante majorité des situations, elle découle du rapport de pouvoir du conjoint sur sa partenaire. Faire famille autrement – faire famille queer – permet d’éviter ce type de rapports de pouvoir et de contribuer à « en finir avec la répartition genrée des rôles parentaux » (p. 81). Gabrielle Richard prend l’exemple de Yaëlle et Louise. Là où les schémas hétéropatriarcaux présentent comme une évidence que l’allaitement revient à la charge de celle qui a porté l’enfant, Yaëlle et Louise ont échangé de leurs envies respectives et se sont accordées pour que ce soit Yaëlle qui allaite leur enfant et non Louise qui déclare : « Moi je n’avais pas envie d’allaiter […] J’ai pu récupérer beaucoup mieux après l’accouchement […] On est toutes les deux très féministes. Dans un couple hétéro, si on choisit l’allaitement pour son bébé, c’est encore la femme qui fait tout » (p. 100). Il est important de noter que même dans un couple cis-hétéro, l’allaitement uniquement à la charge de la femme qui a porté l’enfant est un choix parmi d’autres. Il n’a rien de naturel dans cette répartition des tâches puisque comme le rappelle Gabrielle Richard, un homme peut allaiter grâce à la lactation induite. La lactation induite désigne le processus qui, à travers un traitement d’hormones et de médicaments, permet au corps de produire du lait.
De la diversité des manières de faire famille
Faire famille autrement c’est aussi écarter les frontières, abattre le statut exclusif du rôle de parent pour s’ouvrir sur une parentèle élargie. Gabrielle Richard remet en cause « cette cohabitation et cette superposition de la parentalité et de la conjugalité » (p. 69).
La famille nucléaire avec filiation biologique entre les parents et les enfants est une particularité occidentale. Des travaux anthropologiques donnent à voir une multiplicité de manières de faire famille et de conceptions de la parenté. Dans de nombreuses sociétés, les enfants ne sont pas affiliés uniquement à leurs parents biologiques. Dans d’autres, les liens entre membres d’une famille ne sont d’ailleurs pas repérés par des liens de sang, des liens biologiques, mais des liens d’humeurs. L’anthropologue Marie-Luce Gélard étudie depuis plusieurs dizaines d’années les « parentés de lait » au Maroc et comment deux personnes peuvent se considérer comme parents, frères et sœurs, suite au partage lorsqu’iels étaient enfants ou adultes d’un même lait maternel. L’anthropologue Maurice Godelier a par exemple montré comment les liens de filiation étendus menaient à une affiliation des enfants à tout un lignage, l’enfant étant entouré par un large ensemble familial.
Les familles queers permettent aux enfants d’évoluer dans un milieu riche où la diversité des profils des adultes participant à leur éducation leur offre de multiples perspectives dans leur potentiel devenir. Gabrielle Richard prend l’exemple de Fatima et Cam, un homme transgenre. Iels ont eu un enfant ensemble, et bien qu’iels se sont entendu.es à un moment pour stopper leur relation romantique, iels ont décidé de continuer à faire famille en vivant sur le même terrain mais dans deux maisons différentes. Leur enfant est désormais éduqué par quatre parents Cam, Karine (la compagne de Cam), Fatima, et Stéphane (le compagnon de Fatima). Cam met en avant l’aspect profitable de cette configuration familiale : « pour mon enfant, c’est génial. Il voit qu’on peut s’entendre, qu’on peut partager plein de trucs entre adultes. Par exemple, Stéphane […] est peintre, alors il apprendre à peindre avec lui. Moi je ne sais pas peindre, je ne pourrais jamais lui apprendre […] C’est une chance qu’il ait plein de modèles et d’identités. Stéphane et moi, par exemple, on n’a pas du tout la même masculinité » (p. 73).
Bousculer les lignes
Faire famille autrement c’est bousculer les lignes, c’est se confronter et déstabiliser les normes sociales. Être en dehors des normes, c’est tout d’abord être potentiellement non reconnu.e. Cette non-reconnaissance peut être une difficile expérience. Gabrielle Richard a par exemple rencontré une personne dont les apparences et les attitudes étaient en décalage par rapport aux normes esthétiques de la grossesse. Isabelle, lesbienne butch, témoigne de la manière dont elle a pu souffrir de sa non-conformité au modèle qui veut qu’une personne enceinte vive ce moment comme l’épanouissement de sa féminité et de ses expressions : « Dans le métro, personne ne m’a jamais cédé sa place, même à la fin de ma grossesse, alors que face à une femme avec un bedon de littéralement un centimètre, tout le monde s’est levé. Je crois que les gens me lisaient comme étant un homme gros. Et il y avait beaucoup de regards par terre. Est-ce que c’est de la lesbophobie ? » (p. 92).
Faire famille autrement c’est aussi faire face à des institutions étatiques et à leur non-accueil des configurations familiales en dehors des normes hétéro-patriarcales. L’école est un exemple récurrent dans les discours, Gabrielle Richard déclare à ce propos « Être un parent queer, c’est aussi questionner les formulaires de l’Education nationale, faire réfléchir les enfants aux représentations dans les manuels scolaires ou interroger la manière dont on enseigne la reproduction avec pour référent le couple cis-genre hétérosexuel » (Revue La Déferlante, n° 7, p. 72). Dans son livre Gosses d’homos. Récits d’enfants de couples lesbiens (2021), l’autrice Kolia Hiffler-Wittkowsky donne la parole aux personnes qui ont grandi dans un cadre lesboparental. Dans les différents témoignages, l’école revient effectivement à de multiples reprises comme le lieu qui fait comprendre aux enfants que leur famille est en dehors des normes : « Je me souviens avoir été gênée par cette idée récurrente qu’un couple implique un père et une mère. Dans un livre de SVT, il y avait un passage rapide sur la PMA, précisant qu’elle était réservée aux couples hétérosexuels… et que c’était sans doute bien » (Anouk, 18 ans, p. 176).
Gabrielle Richard signe un ouvrage important pour la reconnaissance et la publicisation des parent.es gays, lesbiennes, trans, non binaires, asexuels et bien d’autres encore.
Pour celles et ceux qui veulent entamer de belles lectures en parcourant les livres cités ici nous vous conseillons de vous rendre chez les libraires indépendant.es et de leur apporter le soutien nécessaire pour que leurs activités se perpétuent.
Pour aller plus loin :
Le livre Gosses d’homos. Récits d’enfants de couples lesbiens de Kolia Hiffler-Wittkowsky (2021)
Le podcast On peut plus rien dire (Saison 1, épisode 9, « Pourquoi faut-il être cis-hétéro pour faire famille ? », 3 décembre 2021)
Le film documentaire Seahorse de Jeanie Finlay (2019)