Si la dégradation du parc nucléaire français n’est plus à prouver, la France n’est pas le seul pays à souffrir d’insuffisances dans ses conditions de sûreté. L’histoire nous l’a prouvé, le nucléaire est risqué et a pu provoquer par le passé des incidents graves. Mais quels sont les modes d’existence actuels dans les zones de vie post-accident nucléaire majeur : l’Ukraine et le Japon ? Car ces accidents nucléaires ont pour d’innombrables générations changé les modes d’habiter le territoire.
Article écrit par Victor Poilliot
Un accident nucléaire majeur crée des paysages catastrophiques. Nous conseillons, pour prendre conscience des conséquences quotidiennes d’un tel désastre sur les territoires et sur tous les humains et non-humains qui les peuplent, la lecture des livres de l’historienne Galia Ackerman Traverser Tchernobyl (2022) et du photoreporter Antonio Pagnotta Le dernier homme de Fukushima (2013).
Les deux auteur.rices relatent les vies ordinaires des habitant.es des ruines du nucléaire. Après une période d’évacuation forcée, les différents gouvernements ont autorisé le retour des habitant.es dans certaines zones. Galia Ackerman et Antonio Pagnotta n’oublient pas pour autant celles et ceux qui ne sont jamais revenu.es : les familles disloquées aux quatre coins de l’Ukraine, et les malheureux.ses qui n’ont eu aucune compensation par l’Etat japonais à la suite de la perte de leur maison, ayant un temps vécu dans des gymnases, sans intimité ni lieu à soi, avant de parvenir plus ou moins bien à trouver un lieu de vie hors des zones radioactives.
Galia Ackerman évoque aussi les personnes qui ont refusé de quitter leur maison mais revenues clandestinement après avoir refusé les propositions de relogement :
« Quelques centaines de personnes vivent encore dans la zone interdite, mais elles doivent être plusieurs milliers à terminer paisiblement leurs vies dans des villages abandonnés de la deuxième zone […] j’ai rencontré plusieurs de ces paysans, en particulier des vieilles femmes qui, dans l’espace post-soviétique, ont une longévité bien plus grande que les hommes […] S’il existe des victimes innocentes du progrès, ce sont bien elles ».
Galia Ackerman raconte l’histoire de Maria Chilan et de Maria Urupa, clandestinement revenues vivre dans leur village d’origine, Parychev. Il compte alors une dizaine d’habitant.es contre 1200 avant la catastrophe. Maria Chilan décrit son jardin qui lui procure de nombreux fruits et légumes. Maria Urupa décrit comment elle élève la vache grâce à laquelle elle se fait un peu d’argent en vendant du lait aux autres habitant.es. À part le magasin ambulant qui passe une fois par semaine et auquel elles achètent principalement des pâtes, du pain et de l’huile, elles vivent pratiquement en autonomie.
Le livre d’Antonio Pagnotta est consacré à Naoto Matsumara qui a refusé de quitter sa maison et qui continue à vivre en zone rouge malgré les instructions d’évacuation. Il n’est pas le seul à être resté : il est accompagné par les nombreux animaux qui ont survécu et que l’on n’est jamais venu rechercher. Naoto Matsumara consacre une partie de son temps à s’occuper d’eux en faisant plusieurs kilomètres par jour pour leur déposer de la nourriture :
« Matsumura m’informa que le camion était prêt ; nous pouvions partir en tournée à la rencontre des survivants. Les ordres d’évacuation émanant de la préfecture avaient formellement interdit aux évacués d’emmener les animaux de compagnie, chiens ou chats. Chaque matin, il allait ainsi de maison en maison nourrir les bêtes que ses voisins avaient abandonnées malgré eux et, pour certains, sans le savoir, à une agonie exécrable ».
La vie quotidienne dans les zones contaminées oblige à des tactiques d’évitement des radiations mais force aussi de nombreuses personnes à renoncer aux gestes de sécurité et à s’exposer à de multiples risques (principalement : la consommation d’aliments cultivés dans la zone et l’usage de l’eau pour boire ou se laver). Faute d’alternative et par convenance, Naoto Matsumura se met en danger :
« Depuis deux mois, il [Naoto Matsumura] ne se nourrissait plus que de nouilles lyophilisées et de légumes de son jardin. Ici, il n’y a plus rien d’autre à manger. La terre de Tomioka a absorbé césium, strontium et autres radionucléides rejetés par les explosions des réacteurs de Daii Ichi, contaminant peu à peu les végétaux. Pour se laver, il utilise l’eau d’une source qui jaillit de la roche, derrière sa ferme. Dissimulée dans une forêt de bambous, la rivière qui coule près de sa maison est dans un état de pollution bien plus inquiétant encore. Les eaux de pluie qui ruissellent de la colline drainent toutes les poussières radioactives. Il y fait encore sa lessive, mais a renoncé à y pécher ».
Galia Ackerman raconte ses séjours auprès de celles et ceux qui vivent aujourd’hui dans la zone habitable mais contaminée, le quotidien de ces « travailleurs », les appartements miteux de barres d’immeubles jamais rénovées où plusieurs ouvriers dorment dans un même minuscule appartement :
« les papiers peints sont crasseux, le parquet est défoncé, les meubles restés après l’évacuation de leurs propriétaires sont vieux et cassés, la gazinière n’a plus de robinets, la chasse d’eau ne fonctionne pas. Mais personne ici ne pense à améliorer son quotidien, m’explique mon hôte : les meubles rentrés dans la zone interdite ne pourront pas être réexpédiés dans le monde extérieur, alors pourquoi investir ? ».
Une forte activité économique formelle et informelle autour de l’exportation des métaux et du bois ainsi que la gestion des déchets nucléaires occupe de nombreux.ses travailleur.ses :
« Entre 4 000 et 5 000 personnes logent à Tchernobyl. Elles y travaillent soit quatre jours sur sept, soit quinze jours de suite suivis du même temps de repos. Les salaires n’y sont pas beaucoup plus élevés que dans le reste du pays, mais la différence peut suffire pour soigner un malade ou inscrire un enfant dans un cursus payant à la fac ».
L’environnement est radié mais certains accidents peuvent venir augmenter les radiations et le danger de vivre quelque temps dans les lieux. Dans une période où les feux de forêts se multiplient, ce danger est double dans la région de Tchernobyl. En plus des dangers inhérents à un incendie, il faut prendre en compte la libération dans l’air des radionucléides contenues dans les arbres.
Ces ouvrages donnent à voir des lieux où les paysages portent la trace des catastrophes et où les humains et non-humains apprennent à vivre avec une menace mortelle, d’autant plus dangereuse qu’elle est invisible et donc toujours potentiellement grandissante. Les descriptions apportées par ces témoignages sont importantes pour comprendre l’importance de la prudence dans l’usage du nucléaire et pour prendre conscience des dangers d’une expansion des lieux couverts par ses risques. Nous sommes face ici à ce que le philosophe Timothy Morton appelle un « hyper-objet », c’est-à-dire un objet qui échappe à l’humain en termes de contrôle et de capacités de représentation des conséquences futures.
Après avoir découvert les dysfonctionnements de l’industrie nucléaire française et constaté les conséquences d’un accident nucléaire à travers des exemples concrets, nous ne pouvons qu’être attristé.es, en colère, anxieux.ses de voir comment l’humain a pu engendrer de tels risques pour sa propre existence et pour la pérennité de certains environnements. Le nucléaire et l’économie des énergies de manière plus générale (pétrole, gaz, charbon) ont des effets ravageurs sur l’environnement qui passe bien malheureusement au second plan par rapport au besoin de profit et de pouvoir. Le désir de puissance sur la « nature » et sur l’autre (l’énergie nucléaire a une histoire très liée à la guerre) nous oblige à vivre au quotidien dans un monde où le risque est permanent.
Références citées :
Traverser Tchernobyl de Galia Ackerman (nouvelle édition augmentée 2022)
Le dernier homme de Fukushima d’Antonio Pagnotta (2013)
Hyperobjets – Philosophie et écologie après la fin du monde de Timothy Morton (2018)
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