Cette semaine, direction la Maison Populaire de Montreuil en Seine-Saint-Denis, à l’Est de Paris. Chaque année, la Maison Pop confie la programmation de son centre d’art à un·e commissaire indépendant·e chargé·e de penser et d’accompagner la mise en place d’une saison. Au fil des années, la Maison Pop est devenue un lieu incontournable pour la carrière de jeunes commissaires.
Article écrit par Théo Diers
Cela fait plus de vingt ans que le centre d’art fonctionne comme ceci, mais l’établissement est bien plus âgé. En effet, la Maison Pop est avant tout un lieu de pratiques amateurs, dans la veine des MJC apparues au cours des années 1960. Aujourd’hui, 2 500 adhérents s’y rendent pour prendre des cours de mosaïque, de musique assistée par ordinateur, de japonais, de yoga, ou encore d’initiation à l’impression 3D dans une perspective d’éducation populaire, à destination des adultes mais aussi des adolescents et des enfants. Le centre d’art s’est ajouté au projet initial en 1995 avec le parti pris de le placer à l’entrée. Ainsi, chaque personne se rendant à la Maison Pop y passe nécessairement. Tous les ans, la direction artistique est renouvelée autour d’un thème.
The Artificial Kid, la saison 2022
Pour 2022, Elsa Vettier a remporté l’appel à projets et a orienté la programmation vers les questions de surveillance. Mais attention, il ne s’agit pas d’une réinterprétation de 1984, mais plutôt d’un constat posé sur notre rapport ordinaire à celle-ci, et sur la manière dont on l’a à présent « digérée et incorporée ». Son point de départ est le suivant : qu’est-ce que la visibilité ? Comment se rend-t-on visible ? Et ainsi : comment se surveille-t-on, soi-même, entre nous, les autres ?
Elsa parle de « régime de visibilité dont on fait l’expérience aujourd’hui ». Il s’agit donc de traiter de la surveillance davantage comme d’un sentiment plutôt que d’un dispositif. Au moment où Elsa propose son programme, la France est en plein débat sur la loi sécurité globale, ce qui influe également sa réflexion. En se projetant à la Maison Pop, en ces murs où toutes les générations se croisent, s’est ajoutée à son projet presque nécessairement un point de vue sur l’idée de l’enfance et du passage à l’âge adulte. C’est ainsi qu’elle nous emmène jusqu’à The Artificial Kid, roman de science-fiction de Bruce Sterling paru en 1980, narrant l’histoire d’un gamin vieux de plusieurs centaines d’années, une sorte de proto-influenceur qui se filme et est filmé en permanence.
Aquarium, première exposition de la saison
Le cycle The Artificial Kid donnera ainsi lieu à trois expositions, la première étant Aquarium. Visible jusqu’au 23 avril, son intitulé s’inspire du dispositif de The Amazing Fishcam, une des premières live cam créées en 1994, où l’on pouvait observer un aquarium 24/7. Ici, Elsa Vettier recrée un aquarium à taille humaine, comme une mise en abyme de la surveillance à l’échelle de l’exposition : le centre d’art est dépourvu de cloisons et les travaux exposés créent ce sentiment d’être pris dans un dispositif étanche, un circuit fermé. C’est le cas de la Hidden Camera de Julia Scher qui délimite un champ et un hors-champ, ou de la pièce de Chloé Delarue qui est l’unique dispositif éclairant de tout l’espace.
Cette exposition introductive est l’occasion pour la commissaire de réunir six pratiques artistiques comme six pistes différentes pour aborder la thématique de la saison, et les manières de les incorporer.
Le travail vidéo d’Harilay Rabenjamina y est notamment exposé. Se filmant seul dans les rues de Marseille, ce jeune artiste franco-malgache a réalisé une série de quatre épisodes intitulée is this my bio ?, diffusés sur quatre iPad. L’esthétique de ces courts épisodes évoque celle des visualizer, ces vidéos minimalistes caractéristiques de l’âge d’or de Youtube qui convoquent un romantisme artificialisé et pourtant toujours efficace, entre soleil couchant et ralentis. Dans ses mises en scène, Harilay emprunte également aux codes du vlog, créant ainsi une forme hybride où il récite un texte mêlant discours authentique et policé. La teneur des propos, elle, est témoin des quinze dernières années qui ont vu se généraliser les dynamiques de contrôle intimes cultivée par les réseaux sociaux ou les rhétoriques du self-love et du développement personnel, justement diffusées sur ces plateformes.
Au sein de ces vidéos, le trouble est nourri entre ce qui émane de l’individu, de l’artiste ou du personnage. Les références à la pop culture sont criantes et délicieuses, notamment lorsque le vocodeur lancinant s’invite sur l’audio. Harilay honore également une résidence à la Maison Pop, invité par Elsa pour l’accompagner dans la saison. Animant des ateliers au cours du premier semestre 2022, il orchestre l’écriture et la composition d’un single avec des adolescents. L’idée est de pouvoir jouer ce single à la fois en live et pour la caméra.
La peinture de Natacha Donzé et les volumes de Guillaume Dénervaud sont également exposés, témoins eux aussi d’une assimilation des imaginaires liés à la surveillance. L’une à travers la matérialité de l’écran noir, l’autre s’intéressant aux formes hybrides qui émergent lorsque certains dispositifs tentent de se fondre dans leur environnement.
Enfin, une vidéo de Lamya Moussa projetée sur un des murs du centre d’art opère un retournement dans l’exposition. À mi-chemin entre la caméra cachée et le documentaire, ce montage vidéo montre le travail de Lamya comme performeuse lors de la présentation de Paul McCarthy à la Monnaie de Paris pour la FIAC 2014. Elle témoigne du dispositif de contrôle qu’elle y subit tout en l’enregistrant elle-même. On retrouve la situation de mise en abyme, qui semble devenir un moyen opérant pour échapper au circuit fermé de la surveillance. Ce travail s’est accompagné d’une performance sur scène jouée à la Maison Pop, transportant les questions de domination et de pouvoir dans le monde de l’art et évoquant le droit à l’image, mais aussi le droit du travail et le droit d’auteur. Par ailleurs, la thématique du monde du travail est aussi présente chez Julia Scher qui, au-delà de son travail artistique, avait également créée son entreprise de vidéosurveillance destinée aux femmes, en vue d’une utilisation domestique.
We Live In Public, une discussion sur l’apparition de la téléréalité
C’est également sur une forme de surveillance domestique complètement digérée et banalisée par notre culture contemporaine qu’Elsa a souhaité s’arrêter : la télé-réalité. Enfermer et filmer : le dispositif de ces shows s’apparente à celui de The Amazing Fishcam. C’est le cas notable de la première saison de Loft Story en France, lors de laquelle une chaîne diffusait en permanence la vie des habitant·e·s du loft.
Afin d’aborder ces sujets, Elsa Vettier invite ce vendredi 15 avril Olivier Aïm, enseignant-chercheur spécialiste de ces questions, à débattre de l’apparition de la télé-réalité. La discussion se concentrera sur la période s’étalant de 1970 à 2000 pendant laquelle certaines expérimentations, et en particulier dans le champ artistique et celui du cinéma, ont préfiguré les programmes de masse qui ont ensuite été pensés et développés pour la télévision. L’idée est aussi de se demander comment nous en sommes arrivés à la place actuelle de la télé-réalité, devenue hégémonique, inévitable et ordinaire.
À l’aide d’extraits de documentaires et de différents films, Elsa Vettier et Olivier Aïm commenteront certaines expériences de cette proto-télé-réalité, lors d’une discussion retransmise en direct sur DUUU* radio et qui clôturera le programme public accompagnant Aquarium.
Pour assister à la discussion publique, l’entrée est libre sur réservation, ici : https://my.weezevent.com/we-live-in-public
La suite de la saison
Deux expositions suivront Aquarium : tout d’abord, de mai à juillet, l’installation Wonderland de Julia Scher investira tout l’espace du centre d’art, pour ensuite donner place à une exposition monographique de Julie Sas, à la rentrée de septembre.
À ne pas manquer également, un week-end de festival les 8 et 9 juillet en collaboration avec Ethan Assouline, avec des lectures d’artistes et de sociologues, la restitution de la résidence d’Harilay Rabenjamina et des concerts. Une édition sera également publiée à la fin de l’année, reprenant les différents moments du cycle de The Artificial Kid.