Le Q de LGBTQIA+ signifie queer, qui était originellement une insulte. Les queers étaient les personnes bizarres, marginales, inadaptées, qui ne rentrent pas dans les attentes normées incubées sans questionnements. Ce qui était proféré comme insulte est maintenant une fierté, celle de ne pas être dans cette norme justement, celle de pouvoir se donner la liberté d’ouvrir les imaginaires, celle de politiser l’intime en détournant le stigmate.  Et à l’occasion du mois des fiertés, on a justement décidé de reprendre l’histoire du cinéma sous l’angle de la visibilité et de la revendication de ces identités bizarres, différentes, marginales – voici donc une traversée en 12 films de l’histoire du cinéma Queer.

Quai des Orfèvres – Clouzot

Article écrit par Imène Benlachtar 

Queer est une identité, un mode de vie, un regard. Ce dernier, comme jeu de miroir entre nos yeux et ceux de l’abysse d’une œuvre d’art.  Si l’on évoque un cinéma queer, des questions sont légitimes. Est-ce qu’on considère queer tout film réalisé par une personne out ? Est-ce que la seule présence d’un personnage queer à l’écran suffit ? La théorie du queer gaze s’est développée conjointement à celle du  female gaze, et ramène à des préoccupations communes, qu’est-ce que l’on montre, comment et surtout, pourquoi. 

Le cinéma, en reflet de nos sociétés, a fatalement évolué sur la représentation des personnes queers au fil des années. Mais le queer c’est aussi un esthétisme, ce sont aussi des codes. De Loulou de Pabst en 1929 à Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma quatre-vingt-dix ans plus tard, la traversée aura été longue et sinueuse. Partons pour une balade dans le cinéma queer depuis ses prémisses en douze films. 

1936 – Sylvia Scarlett de George Cukor 

1930, le code Hays est mis en vigueur par et pour les productions américaines. Après avoir essuyé différents scandales entachant l’image de l’eldorado cinématographique, sur fond d’overdoses et de sexualités considérées déviantes, Hollywood met en place un système d’auto-censure. Cette dernière s’initie sur le désir de ne rien montrer d’immoral à l’écran, de ne pas laisser la liberté au spectateur d’être en empathie avec une personne perçue comme mauvaise, de ne pas présenter de scènes de sexe explicites, de ne pas se moquer de la religion… Une multitude de règles apparaissent et doivent être minutieusement respectées pour obtenir un visa d’exploitation. Certains réalisateurs s’en amusent, les détournent, et nous laissent pantois face à la diffusion de certains films. 

C’est le cas de George Cukor avec Sylvia Scarlett. Film maudit, il a été considéré comme le film le moins rentable des années trente. Katharine Hepburn y joue Sylvia, une jeune femme qui, par nécessité d’échapper à la police, s’habille en homme et passe pour le fils de son père. À l’issue de cette fuite, Sylvia n’arrive plus à ôter son costume, sa moustache, son chapeau. Les autres protagonistes sont dans le questionnement perpétuel de son genre, que Sylvia refuse de clarifier, la perdition dépassant l’apparence extérieure. Arrive le moment fatidique où une femme va tomber amoureuse de Sylvia et l’embrasser… 

1940 – Du crypto-queer et de l’outing

1940, date de sortie de Rebecca d’Hitchcock. Le code Hays est toujours en vigueur, les réalisateurs s’y adaptent et commencent à adopter ce qu’on nommera le crypto-queer. Crypto du grec kruptos signifiant caché. Seuls les yeux aguerris, en recherche de nouvelles représentations, arriveront à décoder les codes apposés insidieusement, les autres n’y verront que du feu, comme l’administration du code Hays… Rebecca est le titre éponyme d’un personnage qui n’est plus, qui ne sera jamais en chair à l’écran, mais qui demeure de tous les plans. Mrs Danvers, la gouvernante de cette illustre demeure, n’accepte pas la disparition de Rebecca. Entre amour et obsession, Mrs Danvers fait errer l’âme de celle qu’elle aime dans toutes les pièces. On retient cette scène, devenue emblématique du cinéma queer, où elle caresse les fourrures de la disparue, en proclamant sa passion. 

1947, Henri-Georges Clouzot sort de son interdiction de réaliser à vie suite à son film Le corbeau (1943) à la libération, en proposant Quai des Orfèvres. Film policier sur fond de music-hall, avec un Louis Jouvet béni des dieux. En France, le code Hays n’existe pas, Clouzot ne cherche pas la morale dans ses films et quitte le crypto pour nous offrir une des répliques les plus cultes du cinéma queer, “Dora, vous êtes un type dans mon genre, avec les femmes, vous n’aurez jamais de chance”. Le personnage de Dora, amoureuse de Jenny dans le film, est un hommage à la photographe et peintre surréaliste Dora Maar, qui n’a jamais ouvertement affirmé sa sexualité. 

 1951 – Olivia de Jacqueline Audry

Olivia est le cinquième film d’une des pionnières du cinéma français. Il est le premier, en France, à offrir aussi frontalement une représentation de l’homosexualité dans un cadre exclusivement féminin, celui d’un pensionnat de jeunes filles. Le film fait scandale à sa sortie et subit une interdiction aux moins de seize ans. On y suit l’histoire amoureuse platonique entre Olivia, une jeune anglaise, arrivée dans une institution de jeunes filles en France, et sa directrice, Mademoiselle Julie. L’énergie de cette dernière n’a pas exclusivement un effet trouble sur Olivia. Dans un film subtil, évoquant le désir, la tension sexuelle, la domination, Jacqueline Audry offre un tournant majeur pour le cinéma queer. 

1960 – Et iels moururent sans avoir beaucoup d’enfants

Le code Hays trouve une fin en 1966, laissant place à des classifications par âge, déjà effectives dans d’autres pays, tels que la France. Malgré ce levé des contraintes, les narrations autour de personnages queers n’ont pas réellement évolué. Elles ont fini par tendre majoritairement vers la même issue, comme un sort inaliénable, le suicide ou le meurtre. 

La rumeur de Wyler est sorti en 1961, avant la fin du code Hays. Néanmoins, sa réception acte une légère avancée des mentalités dans la représentation de l’homosexualité. Ce n’était plus un mythe, mais pas particulièrement toléré pour autant. Comme lorsqu’on ne pouvait laisser le spectateur être en empathie avec un personnage vu comme immoral, les queers devaient être punis pour ce qu’ils étaient. Cette tradition, de faire mourir les personnages queers ou de les laisser en proie à la solitude et au désespoir est encore ancrée dans nos narrations contemporaines. L’happy-end oui, mais pas pour tout le monde. Certainement pas pour Martha, qui finit par avoir le courage de ses sentiments pour Karen, avec qui elle dirige, à nouveau, une école de jeune fille. Ce film à l’aube de la fin du code Hays a été récompensé aux Golden Globes, et paraissait convenable, toute la tension, tout l’amour, étant palpable dans la subtilité de certains regards, de certains gestes, mais jamais de manière explicite. 

 Scènes de chasse en Bavière de Peter Fleischmann, adaptation de la pièce homonyme de Martin Speer. Dans un village de Bavière encore infiltré par le traumatisme de la guerre, l’homosexualité supposée d’abord, effective ensuite, d’Abram vient réveiller la haine des villageois qui, en réponse, partent en une traque assoiffée contre la différence symbolique incarnée par Abram. La violence de ce film est symptomatique d’une époque où l’homosexualité était encore pénalisée. La dépénalisation est apparue l’année de la sortie du film, 1969 en Allemagne. Il faudra attendre 1982 en France. 

 1970 – Une esthétique queer

Réel tournant dans la visibilité des personnes queer à l’écran, les années 70 répondent à un vent de liberté sommé par les nouvelles vagues émergentes. Les narrations sont plus libres, de nouveaux réalisateurs s’affirment avec leurs visions et des partis pris puissants. C’est aussi l’émergence de films cultes, quittant une certaine branche de la culture devenue aujourd’hui légitime, telle que Fassbinder ou Pasolini, pour produire des films créant des connexions puissantes entre les spectateur.ices. Ces films cultes équivalent à ce qu’on appelait les midnight movies aux États-Unis, initialement du fait de leur programmation en fin de soirée. C’est le cas de The Rocky Horror Picture Show (1975) réalisé par Jim Sharman, mais également de Pink Flamingos (1972) de John Waters. Les personnages queer ne s’excusent plus d’exister, bien au contraire. Les années 70 c’est aussi une libération de certaines mœurs, un rapport à la sexualité moins bridée. Raison pour laquelle Pink Flamingos peut émerger sur les écrans. On y suit Divine, qui vient d’être élue “l’être vivant le plus dégoûtant de la planète”. Ce prix crée des convoitises et rivalités dans les rues de Baltimore où les représentations queers affluent, tout en revendiquant la liberté de narrations subversives, provocantes. La liberté de prendre la place et de créer des images nouvelles. 

1982 – Tootsie de Sydney Pollack 

Sydney Pollack, avec Tootsie, est l’un des premiers à mettre à l’écran des questions queers sous le prisme de la comédie. On y suit Michael, un comédien dont le mauvais caractère lui vaut une réputation lancinante. Pour pallier l’absence d’opportunité, il décide de devenir Dorothy Michaels, une quarantenaire, qui devient vite le symbole féministe d’une série populaire. Michael réalise, au fil du récit, toute l’oppression que le passing féminin induit. Tout en ne trahissant pas son identité, il fait avancer l’état d’esprit de l’industrie de la télévision cadenassée par le sexisme. S’ajoute à cela, bien entendu, une histoire d’amour avec Jessica Lange offrant, sous couvert de quiproquos, des images fortes. 

1990 – Entre première visibilisation du sida et blockbuster

En 1992 sort Les nuits fauves de Cyril Collard sur les écrans français. Véritable exception d’un succès populaire pour un film d’auteur, il comptabilise plus de deux millions d’entrées en France. Ce film d’auto-fiction nous entraîne dans le quotidien de Jean, un trentenaire chef-opérateur, bisexuel. Jean est séropositif et ses jours sont comptés. Cyril Collard est entré dans l’histoire avec ce film en cumulant, entre autres, le César du meilleur premier film et du meilleur film, à titre posthume étant décédé du sida trois jours avant la cérémonie. La presse s’en est emparé, et son film comme témoin a pu éveiller les consciences sur le sujet du sida qui demeurait extrêmement tabou. 

En 1996, Bound, le premier film de Lana et Lilly Wachowski apparaît, trois années avant Matrix. Reprenant tous les codes esthétiques des films d’action américains, avec un budget titanesque, les sœurs Wachowski offrent un réel tour de force dans la représentation de l’amour lesbien mêlée à un genre non-usuel pour ce type de narrations. Violet et Corky, deux voisines, décident de monter un plan pour voler plusieurs millions à Caesar, le petit ami truand de Violet. Dans un film sous haute tension ou les corps et la chair jouent, ce film interdit, au moins de seize ans en France, offre des images encore trop peu montrées. 

 2000 – Le champ libre

Les représentations queers affluent sous tous les genres, du documentaire, à la comédie, au drame, au réalisme social… De nombreux.ses réalisateurices évoquent leur intimité au travers de la réalisation. Les films font office de réel canal de représentation, de réel terrain d’éveil des consciences sur des sujets encore relégués au second plan. Les films queer vont au-delà de leur sujet, ils prennent en compte la réalité du cumul des minorités, de la place de la société dans le vécu. On ne parle plus que de sentiments supposés mortifères, on cherche la ramification d’un seul être. Parfois plusieurs, comme dans Mysterious Skin de Gregg Araki. Ce film visibilise des personnages queers qui ne s’en culpabilisent pas, qui en ont conscience depuis l’enfance, mais qui doivent lutter, dans la vie d’adulte, avec leurs traumatismes. Gregg Araki donne une place nette à la domination des adultes sur les enfants, en narrant différentes répercussions liées au traumatisme de la pédocriminalité chez Neil et Brian. En un véritable tour de force de sensibilité, cumulé à des parti-pris esthétiques notifiables, les films d’Araki marquent durablement l’histoire du cinéma queer. 

 2010 – La révolution politique

Ces dix dernières années, le cinéma à queer a pris une place prépondérante dans le panoramique international. On a quitté le crypto-queer pour affirmer un réel dialogue autour d’images fortes portées à l’écran par des personnalités plus fortes encore. Lorsque Cukor ou Pollack ne voulaient pas pousser les thématiques de leurs films par peur de répercussions qui les dépasseraient, les réalisateur.ices d’aujourd’hui proposent leurs films comme réels terrains d’échanges, et n’ont plus peur d’être portes étendards s’il le faut. Le processus a changé de camp, on quitte Les biches de Chabrol, film lesbien fait par un homme et pour des hommes. Le cinéma est plus que jamais en lien avec la politique vernaculaire, comme l’a prouvé en France, l’esclandre à la sortie du film Tomboy de Céline Sciamma. Le film présente Mickaël, un enfant de dix ans profitant de l’été et d’un déménagement pour changer d’identité et s’épanouir en lui-même. Tomboy a été inclus dans le dispositif “École et cinéma” en 2012, visant l’ouverture d’un débat entre les professeur.e.s et les élèves. Entre manifestations et pétitions dans un contexte de reprise de la manif pour tous, le film a malgré tout marqué les imaginaires d’une génération d’enfant, prouvant, à nouveau, la place du cinéma queer dans l’élévation de la société. 

 L’histoire du cinéma queer est intemporelle, et ne peut être exhaustive. Pour un panel encore plus large, on vous recommande fortement le Queer Cinéma Club, à l’initiative de @lawrens_shyboi, répertoriant au fil des décennies des films queers majoritairement occultés.