C’est le film événement de cette fin d’année 2019 : Joker, réalisé par Todd Phillips, a cartonné au box-office mondial en récoltant 550 millions de dollars en dix jours, pour un budget initial dix fois inférieur. Nous suivons tout au long du film la descente aux enfers d’Arthur Fleck, un clown publicitaire pour des magasins frappés par la crise économique. Instable psychologiquement, il se réfugie dans les médicaments et subit de très nombreuses humiliations, qui amorcent sa transformation en Joker, alter ego dérangé, revanchard, au goût prononcé pour la violence.

Article écrit par Salomon L.

Un film déjà sur toutes les bouches

Grâce à son Lion d’Or obtenu à la Mostra de Venise en septembre 2019, le film avait déjà fait énormément parler de lui avant sa sortie, le 4 octobre dernier aux États-Unis et le 9 octobre dans l’Hexagone. Centrer un film sur un méchant emblématique de DC Comics apparaissait comme un pari osé. D’autant plus osé que le rôle du Joker était devenu tristement célèbre après la performance légendaire d’Heath Ledger dans The Dark Knight de Christopher Nolan, récompensée de l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle à titre posthume.

Un challenge de taille s’offrait donc à Joaquin Phoenix ! Et il l’a brillamment relevé en réinventant un Joker à la silhouette décharnée et au rire si crispant que le spectateur est mal à l’aise dès qu’il apparaît à l’écran. Un Joker non plus génie du crime, mais aliéné mental abandonné, dont les classes dirigeantes n’ont “rien à foutre”, comme lui dit sa psychologue. C’est un simple clown qui devient symbole de révolte contre les puissants et confère au film une dimension politique dans ce contexte de rébellions multiples aux quatre coins du globe. Bref, un Joker qui, selon de nombreuses critiques, pourrait bien valoir un Oscar de meilleur acteur à Joaquin Phoenix en février 2020.

Si Joker est riche pour toutes les raisons évoquées précédemment, il l’est tout autant pour les multiples clins d’oeil à l’univers de Batman ou pour le travail d’Hildur Guðnadóttir pour la bande originale. Mais il gagne encore en épaisseur cinématographique grâce à un travail minutieux sur les couleurs.

Des couleurs inattendues

Lorsque  l’on évoque le Joker, personnage désormais ultra-célèbre de la pop-culture, les couleurs qui nous viennent instantanément à l’esprit sont le vert – de ses cheveux – et le violet – du “costard cheap“, pour reprendre les termes du mafieux Gambol dans The Dark Knight. Même si les clowns ont tous les cheveux verts quand ils se regroupent pour se révolter, Todd Phillips prend souvent le spectateur à contrepied. En effet, là où l’on aurait pu attendre un travail sur les couleurs secondaires que sont le vert et le violet, il fait plutôt le choix de travailler sur sa palette les couleurs primaires que sont le jaune, le bleu et le rouge.

Le cercle chromatique

Ces trois couleurs pourraient symboliser des éléments bien différents dans le film. Le jaune en est la couleur incontournable : c’est la couleur choisie pour le titre et le générique de fin, montrant bien que cette dernière englobe tout le film. Le jaune est “la couleur la plus chaude, la plus ardente, difficile  à éteindre et qui déborde toujours des cadres dans lesquels on voudrait l’enserrer ” selon le Dictionnaire des symboles (collection Bouquins) : elle peut donc être associée à la folie comme cela a pu être relevé par certaines analyses (cf. celle de Captain Popcorn sur YouTube). Ainsi, la pancarte avec laquelle les enfants le frappent au début du film est jaune, et les taxis qui le renversent également.

Le jaune est omniprésent tout au long du film et très rares sont les plans où il n’y en a pas. Si cette couleur représente la folie, elle est connotée de manière différente selon l’autre couleur primaire à laquelle elle est associée, le bleu symbolisant plutôt l‘ordre, le rouge plutôt le chaos.

La stabilité bleue

Dans la première moitié du film, le jaune est presque systématiquement associé au bleu : il s’agit d’une folie encore encadrée, dans laquelle Arthur semble oppressé. Nous pouvons penser ici à la scène où Arthur, vêtu de jaune, fait des grimaces à un petit garçon dans un bus. La mère de ce dernier, vêtue de bleu, lui demande fermement de cesser d’embêter son enfant, déclenchant une des premières crises de fou-rire nerveux du personnage principal. Le métro ou encore les rues de Gotham sont bleues et jaunes, du moins tant que la ville n’a pas encore sombré dans un chaos total. Les casiers où les clowns de la compagnie Ah-Ah rangent leurs affaires sont eux aussi bleus, tout comme les murs du bureau de la psychologue où Arthur se rend à deux reprises. Tant d’éléments qui maintiennent un contact social et une situation, certes, précaire, mais relativement stable. Les murs de l’Arkham State Hospital sont bel et bien jaunes mais de nombreuses teintes de bleu se déclinent lors de la séquence à l’intérieur de l’hôpital quand il part à la recherche de la vérité sur sa mère : les vêtements de l’homme qui délivre les dossiers, le sol mais aussi le grillage séparant Arthur de l’employé. Or, s’il y a bien un endroit où la folie est encadrée et muselée, c’est bien dans un hôpital psychiatrique. Il est également intéressant de souligner que pendant la séquence où Arthur se rêve sur le plateau de Murray Franklin (incarné par l’éternel Robert de Niro) – et l’un des rares moments où il apparaît heureux et apaisé -, il est vêtu de bleu, sans une seule once de jaune ou de rouge.

Mais si le bleu est associé à l’ordre, il peut aussi être vu comme un symbole du mépris provenant des institutions envers ceux d’en bas. Thomas Wayne, qui brigue la mairie, est souvent vêtu de bleu et traite de “clowns” certains citoyens de Gotham, comme pourraient le faire certains dirigeants actuels. L’inspecteur Burke en est aussi un exemple : le plus méprisant des deux policiers qui demande à Arthur si la carte qu’il présente pour justifier ses fous-rires est réelle ou s’il s’agit d’un “truc de clown”.

Le trouble-fête rouge

Tant que le bleu et le jaune sont associés dans le cadre, la rébellion est encore muselée à Gotham. Le rôle du rouge est donc de venir bouleverser cette hiérarchie, tel un catalyseur vers l’anarchie. Cette couleur occupe de plus en plus d’espace dans le cadre tout au long du film, qu’elle soit vestimentaire ou relative à des éléments matériels. Plus le jaune est associé au rouge, moins la folie est encadrée et plus elle devient destructrice.

À chaque fois qu’un personnage vêtu de rouge apparaît, une nouvelle étape vers la folie est franchie. L’un des premiers cas du film est Hoyt, le boss d’Arthur, qui lui apprend que “les autres le trouvent bizarre” et qui le licenciera, à raison, quelques jours plus tard après qu’il a apporté un pistolet dans un hôpital pour enfants. Le deuxième exemple est la voisine d’Arthur qui est, elle aussi, vêtue de rouge, lors de la séquence de l’ascenseur où elle mime un revolver sur sa tempe.  Lorsqu’Arthur va chez la psychologue pour la deuxième fois et apprend qu’il n’aura plus accès à ses médicaments, celle-ci porte un vêtement rouge, tout comme la mère d’Arthur juste avant qu’il ne lise la lettre dans laquelle il pense apprendre qu’il est le fils de Thomas Wayne. Enfin, le dernier exemple de personnage où le vêtement rouge est symbole de folie destructrice est bien sûr Arthur. Il est vêtu d’un pull rouge dans la séquence suivant le triple meurtre dans le métro. Il est également vêtu d’un long manteau rouge lors de la scène d’assassinat en direct de Murray Franklin.

Il n’est donc pas étonnant que le dossier dans lequel Arthur apprend son adoption soit rouge. C’est un dossier qu’il lit en descendant des escaliers – rouges évidemment – qui peuvent symboliser sa descente aux enfers, toute mentale. De la même manière, il n’est pas étonnant que la Gotham jaune et bleue du début, où les élites méprisantes règnent en maître, soit remplacée par une Gotham à feu et à sang vers la fin du film. D’ailleurs, la première fois où Gotham devient rouge et jaune, c’est à la fin de la séquence du triple meurtre dans le métro. Le mur jaune de l’appartement d’Arthur est même recouvert de sang lorsque celui-ci tue violemment son ancien collègue Randall. Le jaune, plutôt terne au début quand il était associé au bleu, devient un jaune lumineux sous le manteau rouge du Joker et les flammes resplendissent dans la nuit rougeâtre de Gotham.

Le sang que crache le Joker tout de rouge vêtu allongé sur la voiture de police vient en recouvrir le capot bleu. L’anarchie vainc l’ordre. Si c’est dans le bleu de la scène fantasmée chez Murray Franklin qu’Arthur se voyait heureux et sous les projecteurs, c’est dans un décor chaotique rouge et jaune qu’il connaît la gloire et la reconnaissance qu’il recherche depuis toujours. La folie jaune et la destruction rouge lui permettent d’atteindre son objectif : que les gens “commencent à se rendre compte qu’il existe”.

Pour conclure, Joker est un film intéressant et plein d’atouts. Si je craignais la présence de Todd Phillips en tant que réalisateur, plutôt habitué aux comédies, force est de constater qu’il a réussi son pari. Je n’ai pas vu passer les deux heures de film tant le jeu d’acteur, les sujets abordés ou encore la bande originale (dont on ne parlera jamais assez) sont maîtrisés. Je recommande chaudement ce film pour toutes ces raisons, mais aussi parce que je pense que dans vos soirées mondaines à venir, Joker sera sans doute un sujet de conversation incontournable. Ce film n’a pas fini de faire couler de l’encre.