Depuis quelque mois, je me pose une question : où sont les corps érotisés des hommes ? L’écoute d’un épisode du Podcast Les Couilles sur la table de Victoire Tuaillon avec Maïa Mazaurette, « Érotiser le corps des hommes », m’a profondément marquée tant il a résonné en moi tout en faisant émerger de nombreuses interrogations. En tant que femme cisgenre hétérosexuelle, je suis attirée par les hommes et pourtant, lorsque je tente de convoquer des représentations érotiques et érotisés des corps masculins, je me heurte à un échec.

Détails du Pêcheur à l’épervier par Frédéric Bazille (1868)

Article écrit par Ariane Allombert

La formation du regard

Les corps de femmes sont constamment exposés, photographiés, valorisés dans des représentations érotisantes et ce jusque dans des publicités pour des yaourts. Il me semble évident que nos regards sont construits, conditionnés, par les représentations culturelles qui nous entourent et parfois nous écrasent. Ce « male gaze » porté sur le corps des femmes dans les arts infuse en nous et contraint la façon dont nous regardons, ce que nous regardons et ce que au contraire, nous ne regardons pas. Les corps masculins quant à eux, échappent à ces constructions, se dérobent aux regards.

Dans l’épisode, Maïa Mazaurette s’interroge sur la façon dont, en réaction à ce male gaze, des peintres féministes ont voulu changer de regard en réalisant de nombreux autoportraits. Le regard a changé, mais le sujet observé reste le même et les corps d’hommes érotisés demeurent absents.

Le porno est frappant à ce sujet. L’homme n’a finalement de corps que son pénis : exit tout un tas de parties de son corps pourtant belles. La caméra n’a pas de temps à perdre sur ses épaules, son dos, ses fesses ou encore ses jambes. Si le corps masculin est filmé, c’est avant tout pour l’action et particulièrement l’action de pénétration.

Performance du genre, performance du corps

En tant que femmes, nous avons appris tôt à performer notre genre en performant notre corps. Très tôt, nous nous savons observées. Comme le dit Maïa Mazaurette, « les hommes regardent, les femmes se regardent être regardées », citant ainsi le critique d’art John Berger. C’est d’ailleurs un constat partagé par l’association Lusted Men dont nous parlerons un peu plus bas. Le corps masculin est en action, il fait de l’érotisme, il ne l’est pas en soi, au repos, en tant que corps. Dans King Kong Théorie, Virginie Despentes écrit d’ailleurs que « les hommes n’ont pas de corps ». Ces idées irriguent nos représentations mais également nos façons de performer nos corps au travers de nos identités de genre telles qu’elles sont façonnées par le système hétéropatrical.

Crédits photo : Saint Germain

Maïa Mazaurette et Victoire Tuaillon s’interrogent d’ailleurs sur l’écart du soin à l’apparence en citant des chiffres terrifiants. À titre d’exemple, une étude menée aux États-Unis en 2014 avance que 67% des femmes adultes s’inquiétaient de leur apparence au moins une fois par semaine, contre seulement 23% des hommes. Selon une autre étude, les femmes seraient plus nombreuses à se laver les dents deux fois par jour (65 % pour elles, 52% pour eux) ; à changer de sous-vêtements tous les jours (88% pour elles, 78% pour eux) ; à prendre une douche deux fois par jour ; à se laver les mains après avoir pris les transports en commun (74% vs. 66%). Concernant ce dernier chiffre, il est à souhaiter que la crise sanitaire aura au moins eu cet effet de faire du lavage de mains une habitude réellement partagée par toustes.

Ces chiffres font cruellement échos à ce que nous pensons que nos corps doivent être, des efforts que nous devons consacrer à notre apparence pour séduire et être séduisant.e.s. D’un côté, la séduction possible passe par la construction de l’image, le soin à l’apparence aussi coûteux et chronophage soit-il. De l’autre, ce n’est pas le corps qui est en jeu, du moins pas directement, mais l’action de séduction qui compte.

Une conséquence de l’hétéropatricat

La division binaire entre les genres et leurs rôles enferme les regards et les corps de toustes. Si les rôles de séduction, et de genre en général, n’étaient pas pensés dans une opposition entre activité et passivité, l’un étant évidement l’apanage des hommes et l’autre celui des femmes, l’idée d’une séduction qu’on pourrait nommer passive, qui passerait par le soin de son corps, à commencer même par l’hygiène comme le souligne les études citées dans Les Couilles sur la table, ne serait pas dévalorisante pour un homme.

Le système de valeurs de l’hétérosexualité, qui accorde plus d’importance à l’activité, qu’à la passivité rend difficile l’émergence de représentations érotiques de corps d’homme, non pas uniquement en action, en train de faire, mais simplement en train d’être.

Des pistes d’érotisation des corps masculins sont d’ailleurs à chercher auprès des artistes homosexuels. Dans leurs œuvres, l’homme est aussi objet de désir. Maïa Mazaurette évoque d’ailleurs sa visite d’une galerie exposant des œuvres érotiques réalisées par un artiste homosexuel. Elle dit en être sortie avec pendant quelques jours, le regard transformé, chargé d’une tension sexuelle nouvelle. Les créatrices du collectif Lusted Men, qui a pour but de collecter des images érotiques d’hommes, d’encourager leur création et de faciliter leur diffusion,  invitent ainsi dans leur manifeste à fouiller le travail d’artistes hommes « venant surtout de la photographie homoérotique qui a, la première, participé à inventer l’érotisme au masculin : allons découvrir les travaux de George Platt Lynes, Robert Mapplethorpe, Wolfgang Tillmans ou encore Nelson Morales».

Si se tourner vers les représentations homoérotiques est un premier pas fécond, la démarche ne s’arrête pas là. Il semble nécessaire de mener une révolution du regard et des conditions de création de celui-ci et c’est bien le but que s’est fixé le collectif Lusted Men qui souhaite « chercher des images dans toutes les directions, car d’autres pistes existent encore ».

Je ne peux que vous conseiller l’écoute éclairante de l’épisode « Érotiser les hommes » des Couilles sur la table, avec Maïa Mazaurette, publié en janvier 2020 ainsi que la lecture du manifeste du collectif Lusted Men et la découverte de leur travail. Je vous invite enfin à découvrir Sprinkle, un ouvrage collectif sur la réflexion autour des représentations de l’érotisme masculin du point de vue de plusieurs femmes artistes illustratrices.