Dire que Nomadland était attendu est un euphémisme. Après avoir remporté les prix les plus prestigieux, du Lion d’Or à la dernière Mostra de Venise, à l’Oscar du meilleur film, Chloé Zhao rentre définitivement dans l’histoire, en étant la deuxième femme, et la première racisée, à remporter la statuette de meilleure réalisatrice. Sa prédécesseure était Kathryn Bigelow pour Démineurs, film de guerre, sous-tension, répondant à certains codes usuels du cinéma étasunien. Treize ans après, ces codes sont brisés, et des images nouvelles dépassent l’écran pour aller se loger dans nos imaginaires.
Article écrit par Imène Benlachtar
Nomadland se construit autour des répercussions de la crise économique de 2008 sur Fern, une sexagénaire, contrainte de sillonner l’Ouest pour trouver du travail, vivant dans sa camionnette réhabilitée en lieu de vie. Ce film déstabilise tous les poncifs du road-movie, du portrait de la protagoniste principale, à la quête qui finalement ne se veut pas frontalement intérieure, qui ne se veut pas en lutte avec le passé. Fern, veuve, n’a plus de point d’ancrage, son choix de vie est critiqué par les personnes de son quotidien, les personnes de l’avant, lorsqu’elle semble, face à nous, assouvir une quête de liberté sublimée par cette solitude.
Nomadland est l’adaptation d’une enquête de la journaliste Jessica Bruder, publiée en 2017, et nommée Nomadland: Surviving America in the Twenty-First Century. C’est également une commande de Frances McDormand, l’actrice principale et productrice du film, formulée auprès de Chloé Zhao. Ce qui peut sembler anecdotique ne l’est finalement pas, et concrétise la force du cinéma de la réalisatrice sino-américaine ; œuvrer pour visibiliser, sublimer, l’humain dans sa pluralité, qui ne serait pas qu’un reflet de sa propre existence. Le film ne montre pas ces personnes, elles ne sont pas enfermées à l’écran, surplombées par la vision d’une réalisatrice, par la vision d’un spectateur. Le choix, présent depuis le premier film de Chloé Zhao, qui est de mêler des acteurs, à des personnes jouant leur propre rôle, renforce cette sensation palpable d’accessibilité au vrai, au sensible. Le cinéma est souvent l’art du faux, du fabriqué, du sublimé. Ici, le sublime se loge dans les rides de son actrice, de tous les plans, dont on ne pourrait se lasser tant sa justesse est flamboyante. Ici, l’image de femmes sillonnant la route seule, réparant leur voiture, aménageant leur camion à coup de visseuse et de perceuse, fait du bien à nos imaginaires encore cadenassés par le septième art. Mais surtout, en utilisant l’humain, en utilisant l’intime, on évoque un système qui déraille. On illustre au travers des rencontres, tous ces retraités qui n’ont pas eu d’autres choix que la vie de nomade. Sous nos yeux, des corps éloquents par leurs dos courbés, par leur difficulté à marcher, par les marques du temps disposées de çà et là sur leurs visages, évoquent une politique sacrificielle. De toutes ces personnes, en sort la grâce de la générosité, du partage, de l’envie d’être autant à soi qu’aux autres, et qu’à la nature. Les paysages arides comme second rôle. La joie éprouvée par Fern face à un coucher de soleil, à la mer. Joie portée par la légèreté du vent qui fait danser son corps. Ce film est une ode à cette nature dans laquelle on se meut sans la regarder, sans prendre le temps de l’apprécier, de la protéger.
Sans grandiloquence utopiste, Chloé Zhao dépasse le conflit pour nous montrer des personnes qui ne sont pas enfermées dans des dynamiques scénaristiques usuelles. Des personnes qui ne se disent jamais adieu, mais seulement à bientôt, sur la route.
En salle depuis le 9 juin.