En France, les manifestations ont toujours été un lieu où la violence est susceptible d’éclater entre les forces de l’ordre et les manifestants mais cette violence a pris une toute autre dimension, trop quotidienne et fréquente. Il ne s’agit plus seulement de disperser la foule quand une manif’ s’éternise mais d’une véritable confrontation plus sanglante. C’est pourquoi, depuis quelques temps, une proposition de loi en cours d’examen qui interdit de diffuser des images ou des vidéos des forces de l’ordre si leur visage n’est pas flouté, inquiète et divise fortement. Discussion avec des journalistes autour de la question….

© @piotrovski__ sur Instagram

Article écrit par Maude Vuillez 

« Protégé sous la tutelle des hautes autorités. Port d’arme autorisé, malgré les bavures énoncées ! » Police (1993) de Suprême NTM 🎶

Discussion avec Brice Ivanovic, journaliste indépendant

« En voulant interdire la diffusion d’images de policiers en service, le Gouvernement souhaite reprendre le contrôle de l’image de la Police dans l’opinion publique. Depuis plusieurs années maintenant, nous pouvons observer une défiance grandissante de la population envers une institution publique qui est censée protéger ses concitoyens : la police. Une défiance notamment alimentée par de nombreuses affaires de violences policières révélées sur les réseaux sociaux.

Je pense notamment au mouvement des Gilets jaunes. Ces images ont eu un impact si fort qu’elles ont contraint les médias mainstream à les diffuser, après de longs mois de silence et de déni. Cet écho grandissant dans l’opinion publique, qui pointe du doigt une police répressive dans son exercice du maintien de l’ordre et dans ses missions de service public, a mis à mal le discours officiel. Pourquoi la Proposition de Loi de Sécurité Globale est effrayante tant elle est liberticide ? Parce qu’elle enlève au citoyen son droit de regard sur une institution publique au service de ses concitoyens. Aussi parce que cet article 24 est remis en cause sur sa potentielle inconstitutionnalité.

Cette proposition de loi laisse toute la place à l’arbitraire policier. Il va à l’encontre de nos droits les plus fondamentaux : la liberté d’expression et la liberté de la presse. Certes, la majorité tente de rassurer l’opinion en expliquant qu’il sera toujours possible de filmer la police et que ces images pourront être fournies à la justice. Mais en souhaitant limiter, voire interdire la diffusion, le Gouvernement met en place une censure, n’ayons pas peur des mots. Qui déterminera si telle ou telle vidéo est diffusée dans l’intention de porter atteinte à l’intégrité physique ou psychique d’un policier ? Seul un juge, un magistrat pourra trancher ce flou juridique. Mais dans l’attente d’un jugement, un journaliste pourrait par exemple être interpellé durant sa mission en manifestation, être placé en garde à vue puis déféré devant un magistrat qui statuera sur sa culpabilité ou non.

Qui sera en première ligne si cette loi est adoptée ? Eh bien d’abord le citoyen qui manifeste et qui n’a comme seule arme légale son téléphone. Ensuite il y a également les observateurs des droits de l’Homme et enfin : les journalistes et photojournalistes indépendants, mais surtout les non-titulaires d’une carte de presse (qui n’est pas obligatoire pour exercer le métier de journaliste) qui devront faire avec l’arbitraire policier et se battre régulièrement en justice (Article 24 : 1 an de prison et 45 000€ d’amende). L’objectif avec cet Article 24 ? Faire disparaître les violences policières du débat public, ni plus ni moins. En qualité de journaliste, pour avoir couvert beaucoup de mouvements sociaux depuis trois ans, j’ai révélé des images au grand public qui ont permis de nourrir ce débat public. Avec ce projet de loi ? Je pourrais peut-être être poursuivi pour avoir fait ce travail, mon travail.

Mais il y a également un autre élément qui démontre encore un peu plus la bascule de l’État dans l’autoritarisme : celui d’avoir le pouvoir de filmer ses concitoyens (drones, système de reconnaissance faciale et caméras-piétons), d’avoir le contrôle de ces images en direct tout en supprimant au citoyen français ses droits fondamentaux. C’est tout l’ensemble de ce projet de loi qui doit nous alerter. Et je pense que le Conseil Constitutionnel va avoir du pain sur la planche… Ces deux affaires ont eu un écho national et ont déclenché l’ouverture de deux procédures judiciaires. Christophe Castaner et Emmanuel Macron ont par ailleurs été invités à réagir devant ces images (avec d’autres de plusieurs confrères). »

Discussion avec Margaux Houcine, journaliste indépendante

« Pour moi, la loi PPL est une entrave à la liberté de presse et d’informer, et c’est une loi qui est inquiétante autant pour les journalistes que pour les citoyen.nes victimes et témoins de violences policières (notamment en banlieue). Depuis quelques années, avec l’émergence des réseaux sociaux et des téléphones portables, la photo et la vidéo en direct sont devenues des manières viables pour couvrir des événements, en particulier des manifestations, et surtout d’utiliser ces médias comme preuves dans le cas de violences policières, de débordements ou de manifestations réprimées.

On a des exemples flagrants qui attestent que filmer des violences policières peut prouver la vérité. Je pense à l’affaire Benalla, filmée par le journaliste Taha Bouhafs, l’affaire Geneviève Legay, femme âgée de 74 ans poussée par des CRS en manifestation, la vidéo tournée dans un Burger King par un manifestant pendant un acte Gilet jaune à Paris… les exemples sont nombreux. Que ce soit pour les manifestant.e.s, journalistes, ou citoyen.nes qui filment ou prennent en photo, cela veut dire que toutes les actions de la police qui sont jugées comme « portant atteinte » à un agent seront supprimées et passibles de prison… et c’est vraiment effrayant pour la liberté d’informer et de presse !

Pour le point de vue personnel, j’ai déjà été confrontée à des forces de l’ordre qui veulent t’interdire de filmer ou de prendre en photo leurs visages ou leurs violences, notamment en manifestation. Les agressions envers les journalistes ou les citoyen.nes qui filment une violence ou même seulement des visages… sont récurrentes dans les mouvements sociaux (ex: dernièrement l’agression de Clément Lanot suive à la couverture du mouvement de blocage lycéen à Paris). J’en ai été témoin, victime à petite échelle (intimidation et écartement de la zone à filmer) en couvrant en photo et vidéo des mouvements. Même si ce projet de loi n’interdira que la publication sur les réseaux et pas la prise d’images de ces fdo, la pression sur les photographes/journalistes/citoyen.nes n’en sera que plus forte, et surtout à quoi bon filmer une situation de violence policière si on ne peut pas la publier pour la dénoncer ? Pour moi, ce projet de loi, bien qu’il soit expliqué comme “pour la protection de la police” et pour éviter les acharnements sur des fdo sur les réseaux sociaux, limite les libertés de chacun.e. D’autant plus qu’on n’a jamais vu un policier qui, se faisant reconnaître dans une vidéo ou photo sur les réseaux sociaux, s’est fait menacer ou harceler via internet ou irl. »

© Margaux Houcine

Discussion avec Romain Jeanticou, reporter à Télérama

« Cette loi menace la liberté d’informer en s’attachant à dissuader les journalistes de filmer la police sous peine de représailles, alors même qu’il est d’ores et déjà compliqué de le faire. Elle retire également aux citoyens leur seul moyen de se défendre face aux violences policières : la preuve par l’image. Quand on voit la difficulté qui existe à faire reconnaître et condamner des actes contraires à la loi commis par des membres des forces de l’ordre malgré la présence de ces nombreuses vidéos, il est terrifiant d’imaginer le sentiment d’impunité avec lequel travailleront les policiers s’il devient impossible de les filmer. Et les conséquences sur ceux qui en feront les frais, en premier lieu les manifestant·es et les habitant·es des quartiers populaires.

La SDJ (société de journalistes) de Télérama, comme beaucoup d’autres, a cosigné cette tribune à ce sujet.»

Nous pouvons lire que sur 246 votes, 86,6% considèrent cette proposition de loi comme dangereuse.

Il est vrai qu’un argument est discutable, légitime : derrière chaque policière, policier, gendarme…  se trouve un être humain, diffuser des images qui peuvent leur porter préjudice est susceptible d’être une problème. Ce n’est pas un point négligeable, il en va de leur sécurité et de leur vie privée. Cependant la Police est un service public, qui, comme son nom l’indique, est accessible à tous. Autrement dit, elle n’a non pas le droit mais le devoir d’être vue. Il s’agit là de l’un des principes fondamentaux de la République, qui repose sur cette liberté que l’État ne puisse pas émettre des choix arbitraires selon ses intérêts, c’est l’État qui se met au service du peuple et non l’inverse. L’argument est donc légitime mais insuffisant. Il est interdit pour un policier de retirer ou de cacher son matricule (qui permet de l’identifier) lorsqu’il est en opération car il devient alors anonyme. Il s’agit-là du même cas de figure : l’identité de la personne est cachée, ce qui est donc potentiellement dangereux. 

© Allan Barte

« La réalité, c’est que vous avez un journaliste qui diffuse en live, dans une manifestation, il pourra être interpellé dès lors que le policier pensera qu’il diffuse avec l’intention de nuire. Dès lors, il sera menotté, placé en garde à vue, envoyé au tribunal. »  – Arié Alimi, avocat témoignant pour Konbini News.

Discussion avec ACTA.ZONE (média autonome et partisan qui produit vidéos, entretiens et articles d’intervention de l’intérieur des luttes)

« En pratique, cette loi va permettre l’interpellation et le placement en GAV de personnes filmant la police en action, tuant dans l’œuf toute tentative de documentation et d’information indépendante et critique sur les pratiques policières. Dans un climat toujours plus sécuritaire, où les conflits sociaux sont nombreux, filmer la police en intervention – des tirs de LBD40 sur les Champs Élysées aux étranglements dans les quartiers populaires, des placage ventraux mortels aux grenades mutilantes – a été et reste un outil salutaire pour faire émerger la réalité des violences policières. Criminaliser ces images et les personnes qui les produisent c’est non seulement donner un passe-droit aux policiers mais surtout empêcher l’information de tous. »

© Florian Poupin
© Florian Poupin
© Florian Poupin

Pour aller plus loin : Un Pays qui se tient sage (2020), documentaire de David Dufresne.

Les propriétaires des images figurant sur cet article nous ont donné l’autorisation de les exploiter.