Écrivain, journaliste pour Rock&Folk pendant vingt-cinq ans, sollicité pour traduire les cartels de l’exposition David Bowie is, mais avant tout musicien et compositeur, Jérôme Soligny a plus d’une corde rock à son arc. C’est à l’occasion de la sortie de Rainbowman, 1983-2016, deuxième tome consacré à la carrière de David Bowie, que nous avons échangé quelques mots sur le parcours du Major Tom, mais pas que. Cet entretien fleuve nous a permis d’évoquer des souvenirs musicaux tout en abordant les enjeux de l’industrie musicale actuelle. Alors accrochez vos ceintures, décollage imminent.
Propos recueillis par Eva Darré-Presa
Comment en arrive-t-on à consacrer deux livres à la carrière de David Bowie ?
Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est qu’à la base je ne suis pas quelqu’un qui écrit, je suis compositeur. Je suis venu à l’écriture « rock » par accident en répondant à des sollicitations. Je n’ai jamais cherché à écrire dans un magazine de rock. De même, je n’ai jamais cherché à écrire des chansons pour quiconque.
Quand j’étais plus jeune, j’étais musicien, je voulais faire des disques. Je suis d’une ville de province réputée rock, enfin qui l’était dans les années 1970-80, en l’occurrence Le Havre. Le milieu de la musique nous était totalement fermé : que ce soit au niveau des maisons de disque ou des radios, ils ne voulaient pas entendre parler de nous parce qu’ils ne nous trouvaient certainement pas très bons, et surtout on chantait en anglais. Et le fait de chanter en anglais ne nous laissait aucune chance de passer à la radio, mais je n’ai jamais décidé de faire autrement. Donc le peu de disques de moi qu’on peut trouver, est en anglais.
En revanche, au début des années 1980 j’ai rencontré un jeune chanteur Rennais qui n’était pas encore connu mais qui était sur le point de le devenir : Étienne Daho. Étienne a chanté mes chansons, il a fait des textes français sur des musiques que j’avais composées. Je pouvais donc à peu près vivre de ma musique en écrivant des chansons pour les autres. C’est aussi dans les années 1980 que le rédacteur en chef d’un journal qui n’existe plus qui s’appelait Best m’a sollicité pour écrire un livre sur David Bowie alors que je n’avais jamais écrit de livre sur personne et que j’avais lu quinze livres dans ma vie parce que je fais partie des ex-jeunes qui ont passé leur adolescence à écouter de la musique et non pas à lire des bouquins.
Je me suis donc retrouvé à faire ce bouquin avec la somme d’informations que j’avais mais qui n’était pas bien conséquente puisqu’il n’y avait pas internet et que je n’avais pas une grande littérature de Bowie. En revanche, j’avais énormément de journaux anglais qu’un ami m’avait donnés. Donc j’ai fait un livre très sommaire sur la vie de Bowie. J’ai ensuite fait un autre livre avec Étienne sur Françoise Hardy et je me suis retrouvé à écrire des livres, non pas malgré moi, mais en ne cherchant pas à les éditer.
À la fin des années 1980, j’ai commencé à écrire à Rock&Folk un peu de la même manière. Mais puisque je suis avant tout musicien, j’ai tenu à expliquer dès le départ que je ne tenais pas à dire du mal d’un jeune groupe qui débute et qui a fait un disque, même s’il n’était pas terrible. Quand Philippe Manœuvre a pris la rédaction de Rock&Folk et m’a attribué le poste de conseiller de la rédaction, en rigolant je lui avais dit « Si tu me sollicites pour écrire du bien des gens que j’aime bien, je veux bien rejoindre la rédaction. ».
Pour répondre à votre question, c’est évident que ça a un peu formaté mon travail. C’est-à-dire que ce qui m’intéresse, c’est la vie du musicien, comment les disques ont été faits, comment les chansons ont été écrites. Ce n’est pas de savoir qui a couché avec qui, quelle drogue ils prenaient ou combien d’argent ils ont gagné. Une fois, Paul McCartney m’a dit « ce qui est bien avec vous Jérôme, c’est que vous ne risquez pas de me parler de mon divorce ».
J’ai écrit pendant vingt-cinq ans sur la musique à Rock&Folk. Quand j’ai rencontré David Bowie pour l’interviewer pour la première fois pour le magazine, le courant est vite passé parce que, en tout les cas c’est ce qu’il m’a laissé entendre, le fait que je sois musicien a fait que je n’étais pas un journaliste qui voulait lui tirer les vers du nez. Il a vu qu’à priori il a vu que je maîtrisais mon sujet.
Finalement en 2010, j’ai commencé à compiler mes articles pour un très gros bouquin que j’ai sorti en 2014 qui s’appelle Writing on the Edge, qui est un gros livre de 1700 pages qui condense vingt-cinq ans de journalisme avec surtout une remise en abîme de situation, avec une double lecture. Ca me permettait de raconter mon parcours, non pas qu’il soit passionnant fondamentalement, mais plus pour raconter comment un gamin comme moi des années 1970 de la banlieue havraise peut se retrouver à New York avec David Bowie à marcher sur le trottoir.
Au décès de David Bowie, je ne voulais plus rien écrire, jusqu’à ce qu’un éditeur plus malin que les autres, en l’occurrence Aurélien Masson, qui était chez Gallimard, me téléphone en me disant « Jérôme, on a cru comprendre que vous ne vouliez pas augmenter votre biographie, mais si jamais vous voulez réfléchir à un projet de livre qui vous tiendrait à cœur sur David Bowie, j’éditerais n’importe quoi que vous me proposerez. ». Gallimard est l’éditeur de plein de gens que David Bowie aime bien, comme Jack Kerouac. Je trouvais finalement que si jamais je devais faire un livre, le faire là ce n’était pas le plus mauvais endroit.
Et pour être tout à fait honnête, je n’avais tellement pas envie de le faire, que j’ai proposé les choses en étant convaincu qu’ils allaient refuser. Et en vérité, ils ont tout accepté. C’est donc devenu deux livres parce que je me suis laissé dépasser par le projet et que le manuscrit faisait le double voir le triple de ce qui était prévu. C’est un bouquin unique en son genre dans la forme, avec 250 interviews qui m’ont été accordées.
C’est vrai qu’on ressent que vous vous intéressez à la carrière musicale de David Bowie et non pas aux histoires annexes qui ont pu lui arriver. C’est ce qui rend le livre particulier et enrichissant.
En fait, j’ai un peu fait le bouquin que j’aurais aimé lire. J’ai fait un livre sur les Beatles il y a deux-trois ans, qui était plutôt un recueil des interviews que j’avais faites, mais je me fichais d’avoir l’avis de quelqu’un sur Yoko Ono. Par contre, j’adorais que Yoko Ono me raconte des choses.
Vous dites avoir découvert David Bowie « sous le préau d’un CES perché sur les hauteurs du Havre » et qu’il a mis de la couleur dans vos yeux là où les autres artistes n’étaient qu’en « nuances de gris ». Pouvez-vous nous raconter votre premier souvenir lié à Bowie ?
Après les vacances d’été qui précèdent la sixième, je découvre un CES (ndlr, collège) alors que je quitte une école primaire. Pour un gamin de ma génération, c’était tout un monde impressionnant. La première heure de cours, le prof n’était pas là. On nous fait entrer dans une salle d’étude, et un type complètement hirsute entre et hurle très fort « Vos gueules, je ne veux pas entendre un bruit là-dedans ! », alors là on est tous terrorisés et on sort de quoi travailler. Je sors ma trousse et un livre avec des accords de guitare. Le pion en question marche entre les tables et je sens qu’il s’immobilise derrière moi et il me dit « qu’est ce que tu fais avec ça ? » sur un ton froid. Je lui explique que c’est pour apprendre la guitare et il me coupe en me disant « c’est pas avec ça qu’on apprend la guitare » et il se barre.
Le mercredi matin, deux jours plus tard, sous ce fameux préau, je vois le type de loin qui avait un look un peu rock, avec un manteau avec de longs poils et un chapeau. Moi j’étais totalement impressionné, j’avais onze ans et lui il en avait presque dix-neuf. Et là, il me tend un sac avec trois disques. Dans ces trois disques, il y avait Hunky Dory, l’album de David Bowie qui était sorti cette année-là. Il me dit alors que c’est comme ça qu’on apprend la musique.
« David Bowie, c’est un monde. »
Je rentre donc chez moi avec ces trois disques et le soir j’écoute l’un d’eux, et le premier, c’est Hunky Dory. Quand je sors la pochette et que je la regarde vraiment, je vois la tête de David Bowie et je me demande si c’est un homme ou une femme. Il est quand même assez beau sur cette couverture et du haut de mes onze ans, j’ai mis sur mon petit tourne-disque Changes. Mon premier choc musical, c’est d’une banalité confondante, ça a été aussitôt de me mettre à pleurer comme une fontaine, même avant qu’il chante. Ma mère est entrée dans ma chambre à ce moment-là et m’a demandé ce qu’il se passait, si je m’étais disputé avec une petite amie et je lui ai dit : « Bah non maman, j’écoute de la musique ». Elle m’a dit : « Tu écoutes de la musique et tu pleures », et je lui ai répondu : « Oui, j’écoute de la musique et je pleure ».
Ensuite, je me suis intéressé à lui mais comme on pouvait s’y intéresser à cette époque-là. On ne pouvait pas le voir à la télé. Pour ma génération, entre le moment où on a commencé à s’intéresser à la musique et le moment où on a vu ces artistes bouger sur un écran, il pouvait se passer deux ou trois ans. On n’avait rien à notre disposition donc on était obligé d’inventer, de fantasmer. Avant de voir David Bowie bouger, moi je l’ai imaginé bouger. Je pense que ça a fait beaucoup pour que les gens de ma génération soient aussi attachés à ce qu’on a écouté très tôt. Aujourd’hui, quelqu’un qui veut découvrir David Bowie peut tout récupérer en une après-midi. Mais je pense que ce qui est important dans une passion, c’est de la construire progressivement.
Qu’est-ce qui, selon vous, a rendu David Bowie immortel ?
Comme le dit Hermione Farthingale dans mon livre, il faut arrêter de dire qu’il n’est pas mort parce qu’il est vraiment mort. Pour les gens qui étaient très proches de lui, il n’est plus là. Maintenant, je vois ce que vous voulez dire. Pour moi, il est mort aussi. Avant, j’allais à New York, j’avais des contacts avec les gens qui travaillaient avec lui, on se parlait autour de lui, etc. Maintenant, il n’y a plus tout ça.
Sa musique est bien présente, mais je pense que c’est dû à plusieurs facteurs. D’abord, c’est de la musique de grande qualité. Je n’aurais pas écrit 1400 pages sur de la mauvaise musique. Il y a aussi le fait que David Bowie a été un personnage. David Bowie, c’est un monde. Quelqu’un qui n’aime pas David Bowie, c’est quelqu’un qui n’aime pas la musique parce qu’il a fait tous les genres. On n’est pas obligé d’aimer toutes les périodes mais ça va de la chanson folk à la techno, en passant par le glam rock, la soul, l’espèce de pseudo jazz psychédélique. Ça compte pour beaucoup de cet impact qui est toujours bien là, vibrant.
C’est quelqu’un qui, à cause de son allure, pour ne pas dire de son physique, a suscité beaucoup de passion. S’il avait eu la tête d’Elton John, peut-être qu’on en aurait un peu moins parlé. Il y a des gens qui ont une fascination, à juste titre ou pas, pour David Bowie et pour son allure, ce qu’il représente, ses centaines de milliers de photos qu’on peut voir dès qu’on tape son nom sur Google. C’est d’ailleurs pour ça que je suis relativement surpris du succès de mes livres alors que je ne parle que de musique.
Les posters de David Bowie sont présents dans les chambres adolescentes depuis les années 1970, à un moment où l’identité culturelle est en construction. Pourtant, ces posters restent souvent à l’âge adulte : ils passent des punaises aux cadres, des chambres aux salons. Pensez-vous que cet affichage est lié à une image marketing ou que l’artiste a réussi à créer un culte qui dépasse la simple esthétique des affiches ?
Au moment où je vous parle, il y a effectivement une photo de David Bowie sous plastique dans la pièce où je me trouve. Là où je vais nuancer votre propos, c’est sur cette question du calcul. Il y a un lieu commun au sujet de David Bowie que je détruis allègrement dans Rainbowman, c’est qu’il était beaucoup moins calculateur que ce qu’on voulait dire de lui. Il a davantage été inspiré par une espèce de muse permanente plutôt que de se dire « qu’est ce que que je pourrais bien faire pour obtenir tel résultat ». Il était beaucoup plus intéressé par l’art en tant que véhicule que par l’art en tant que finalité. Je ne pense pas qu’il ait jamais cultivé ses looks en se disant « j’espère qu’il va en rester quelque chose ». Il s’est un peu planqué derrière ses personnages parce que c’était quelqu’un d’assez inhibé et discret, et de plus en plus jusqu’à la fin de sa vie où il est passé de discret à secret. Dans Rainbownman on se rend compte que les albums n’ont pas été faits en calculant. Les albums ne sont pas ce qu’il avait en tête au début, il se laissait aller. Et c’était valable pour tout. Même si les ingrédients qui constituaient les différents looks étaient relativement choisis, je pense qu’il était plus intéressé par s’étonner lui-même que par séduire à tout prix.
Mais bien sûr que les gens qui l’ont connu à l’adolescence ont toujours dans un coin de leur tête ou affiché sur un mur de leur chambre des photos de David Bowie, c’est indiscutable. Mais c’est aussi valable pour les icônes du rock. Je crois qu’il fait partie des classic rockers.
Les jeunes illustratrices qui ont travaillé pour mon livre, qui ont respectivement 25 et 29 ans, écoutent David Bowie comme moi sans trop se demander si c’est vieux ou pas. Elles trouvent juste que c’est bien. Et je pense que c’est ça qui a traversé les années : ça reste de qualité. Pour les gens de ma génération, ça reste quelque chose qui leur rappelle leur jeunesse.
Vous le disiez tout à l’heure, aux alentours de 2003-2004, David Bowie commençait à disparaître des radars avec une communication de plus en plus discrète. À votre avis, à une époque où les réseaux sociaux demandent aux artistes d’être constamment présents, est-ce une stratégie qui est encore valable ?
J’ai parlé à David Bowie pour la dernière fois en 2004, c’est-à-dire au moment où il a arrêté de parler aux journalistes. J’ai eu quelques e-mails quand je posais des questions sur le plan professionnel. La correspondance ne s’est pas arrêtée, mais je ne me suis plus jamais retrouvé face à lui avec un micro après ça. C’était finalement juste avant l’explosion des réseaux sociaux mais déjà, alors qu’il avait été un pionnier d’Internet, il trouvait que ça prenait une sale tournure.
À cette époque-là, sur son site internet, il y avait un forum qu’il suivait énormément. Il y participait parfois, sous des pseudos plus ou moins faciles à trouver et il posait des questions qui lui permettaient de savoir ce que ses fans pensaient. À force de fréquenter ce forum et d’autres sur des journaux d’actualités, il commençait à se rendre compte qu’Internet était très représentatif du monde : c’est-à-dire qu’il y avait des choses bien, et beaucoup de choses pas bien.
Il était aussi offusqué par quelque chose que je ressens aussi. Je fais partie des gens qui trouvent que Wikipédia est une hérésie totale. Le fait de laisser les gens faire eux-mêmes une encyclopédie, il n’y a rien de pire. Lui, qui toute sa vie lisait trois bouquins à la fois, était curieux de tout. Il voulait se faire expliquer des choses, il voulait les comprendre. Quand il a su qu’il y avait des espèces d’endroits sur Internet où il y avait des types qui expliquaient que « ça, c’était comme ça » – je me rappelle qu’il m’avait cité un exemple où il avait vu un forum qui parlait de Jimi Hendrix et il m’avait dit « tu te rends compte, il y a deux fois sa date de naissance et c’est même pas deux fois la même ». Il mettait en garde, à son niveau et pour ce que ça valait, les dérives qu’on connaît aujourd’hui. Je pense que les réseaux sociaux sont formidables, c’est juste les gens qui les utilisent qui posent problème.
Chez Rock&Folk, il y a des groupes qui nous ont parlé pendant des décennies parce qu’ils avaient besoin de la presse, qui du jour au lendemain ont eu les réseaux sociaux et ont arrêté de parler à la presse. C’est ainsi que U2 ou Depeche Mode n’ont plus parlé à la presse musicale depuis vingt ans. Ils choisissent un journal musical par pays et donnent une interview. Est-ce qu’il n’était pas plus sympa d’être avec Bono pendant deux heures que d’avoir cinq lignes sur un tweet même si ce tweet va toucher des millions de personnes ? Ça fait débat. J’ai interviewé des membres de U2 sur la plage dans le sud de la France, j’ai trouvé que c’était extraordinaire. Mais maintenant il est sûr que les réseaux sociaux touchent plus que la presse traditionnelle.
Bowie a produit de nombreux artistes comme Iggy Pop, Lou Reed, Dana Gillespie ou Mott the Hoople et on sent sa patte dans nombre de leurs morceaux. Mais au-delà des artistes contemporains du chanteur, quels sont les artistes aujourd’hui qui ont hérité, selon vous, de l’aura de David Bowie ?
C’est une vaste question ! J’aurais tendance à répondre que ce n’est pas aussi direct que ça, mais aujourd’hui, dès qu’un artiste a envie de faire ce qu’il a envie de faire, dès qu’il est guidé par l’art, il a un peu de David Bowie en lui. Il y a des gens qui disent que Lady Gaga est une héritière de David Bowie. Quand j’entends ça, j’ai envie de me jeter de la falaise d’Étretat ! Je ne vois pas trop en quoi.
Maintenant si on me dit qu’il y a un singer-songwriter que personne ne connaît mais qui essaie de faire son truc dans son coin, qui parle de choses bizarres dans ses chansons, et qu’il a envie d’en parler parce que c’est ce qui lui tient à cœur, lui, je vais trouver qu’il ressemble un peu à David Bowie.
En France, je les connais très bien. Je trouve que le parcours d’un groupe comme Air par exemple, offre des similitudes sur le plan musical avec David Bowie : c’est deux musiciens qui ont eu envie de faire leur truc à eux. Je sais que c’est des gens qui ont une identité forte sur le plan musical, qui ont envie de faire leur truc à leur manière, avec des instruments – comme David Bowie qui ne voulait pas trop faire sa musique avec des machines. Pour moi, l’héritage est plus là-dedans. Quand on voit les jeunes musiciens qui aiment David Bowie aujourd’hui, Billy Corgan, Trent Reznor, Arcade Fire, TV on the Radio, c’est des gens qui ont une vraie personnalité. On n’imagine pas Trent Reznor faire quelque chose en se disant « pourvu que je passe à la radio ! ». Et ça David Bowie ne l’a jamais vraiment fait, même à l’époque de Let’s Dance.
J’ai eu la chance d’interviewer toute la génération d’après, Cure, Echo and the Bunnymen, ce sont des gens qui ont aimé David Bowie, que ce soit Boy George ou Marilyn Manson. La liste est sans fin !
Dans votre livre, on peut lire le slogan publicitaire de Heroes de 1977 « Demain appartient à ceux qui l’entendent arriver ». Cette phrase sonne toujours aussi vrai aujourd’hui et particulièrement dans le contexte actuel. Comment envisagez-vous le futur de l’industrie musicale ?
Je ne sais pas ! En dehors du Covid, c’était déjà compliqué. On a essayé de faire croire aux mélomanes que le streaming, c’est la panacée. Eh bien je peux vous assurer que du côté des créateurs, des compositeurs et des auteurs, ça ne l’est pas. À de très rares exceptions, personne ne vit des droits d’auteur que rapporte le streaming. Il faut avoir des millions de streams pour commencer à gagner un peu d’argent.
Même avant le Covid, gagner de l’argent en tournée était aussi très compliqué. Il y a des indépendants qui se débrouillent très bien. On n’a pas besoin de remplir le Stade de France pour vivre de sa musique, mais il est évident qu’il faut avoir le soutien des maisons de disques ou parfois de certains sponsors. Je crois que le plus terrible, c’est que les droits d’auteur qui permettent aux artistes de la musique de créer, et éventuellement de manger tous les jours, s’amenuisent considérablement. L’industrie du disque s’est cassée la figure, il ne reste que des fantômes de majors. Le nombre de disques qu’il faut vendre pour avoir un disque d’or a été divisé par deux en 20 ans. Il n’y a plus de ventes donc il n’y a plus d’argent qui rentre. J’ai dans mes relations des jeunes groupes, je peux vous assurer qu’il faut avoir la foi aujourd’hui pour se lancer dans une carrière comme ça.
Le retour du vinyle prouve bien que les jeunes sont intéressés par le fait d’avoir un objet. Je pense même qu’il y a plein de vinyles qui se vendent alors que certains n’ont même pas de quoi les écouter. Ils les achètent parce que c’est assez beau. Il y a des disquaires à Paris qui ne vendent pas qu’aux gens de ma génération !
En apparaissant sur tous les médias (écrans de cinéma, radio, vidéoclips sur MTV puis Youtube), Bowie a réussi à s’imposer aussi bien comme chanteur que comme acteur. Aujourd’hui, les artistes musicaux sont de plus en plus nombreux à faire une apparition sur grand écran (Lady Gaga, Childish Gambino). Pensez-vous que cela permet de créer un lien intime avec le public en renforçant un phénomène de fanatisation ?
Je pense que oui mais je sais aussi que lui ne s’est pas posé ces questions là du tout. Il a compris assez vite les bienfaits des écrans. Les disques de Bowie dans les années 1970 étaient vendus avec de la pub télé, ce qui à l’époque n’était pas du tout un phénomène commun.
Avant que ça ne marche pour lui, il a touché à tout. Il a fait du théâtre, du mime, il est apparu dans des courts-métrages, il a fait des castings pour des comédies musicales, mais on n’a pas voulu de lui. Il faisait même des essayages : des acteurs connus donnaient leurs mensurations et si vous aviez les mêmes qu’eux, vous faisiez les essayages à leur place. Il a touché à tout parce que son premier manager voulait le faire réussir à tout prix. Il a même fait un pilote pour une émission de télé pour les enfants.
Son premier rôle majeur au cinéma, ça a été une sollicitation de Nicolas Roeg pour L’Homme qui venait d’ailleurs et qui lui a dit « j’ai vu un reportage sur vous et je pense que vous seriez formidable ». Il était tellement peu enclin à faire l’acteur qu’il a planté Nicolas Roeg. Il a oublié le rendez-vous et il est arrivé le lendemain matin. Finalement Nicolas Roeg lui a expliqué la nouvelle de Walter Tevis et Bowie s’est laissé porter par l’enthousiasme du cinéaste. Son deuxième rôle majeur, dans Furyo, c’est un peu pareil.
Jusqu’à la fin de sa vie, il va faire des petites incartades au cinéma, mais il a toujours su qu’il touchait à ça par plaisir, ou par sympathie pour des gens qui le sollicitaient. Il fait une apparition dans Extras, la série de Ricky Gervais parce qu’il l’aime bien et que Ricky Gervais est sûrement le dernier comique à l’avoir beaucoup fait rire.
En 2003, David Bowie propose un live retransmis dans 86 cinémas répartis dans 22 pays, ce qui équivaut à 80 000 spectateurs. Projet Lazarus, comédie musicale composée par David Bowie a été diffusée en streaming payant à l’occasion de l’anniversaire de sa mort en janvier. Depuis le premier confinement, on a vu une explosion des lives retransmis sur des plateformes comme Arte, France TV ou directement sur les réseaux sociaux. Pensez-vous que ce format a un avenir, qu’il saura conquérir les spectateurs ?
Je pense que tant que la technologie satisfait des gens, elle est bonne. C’est un peu comme Amazon : je préfère aller chez un libraire que commander sur Amazon, mais si j’habite dans un village et qu’il n’y a pas de libraire, mais que j’ai envie de lire un livre, je vais être bien content qu’Amazon me le fasse parvenir. Rien ne remplacera le fait d’être à un vrai concert ou d’aller au cinéma, mais en ce moment on ne peut pas y aller donc je suis bien content de pouvoir voir des choses sur Netflix. J’espère que rien ne se substituera jamais à rien mais je pense que tout peut cohabiter. Je trouve formidable que des gens découvrent les films de Sergio Leone ou John Woo sur grand écran, en Blu-ray ou en DVD. Je pense que c’est mieux au cinéma mais aujourd’hui si on veut voir Une balle dans la tête (Woo, 1993), à ma connaissance, on ne peut pas le voir au cinéma.
En ce moment, on ne peut pas assister à des concerts donc ça ne me dérange absolument pas de voir Benjamin Biolay ou Raphaël donner des concerts, se filmer avec leurs téléphones et faire des reprises le soir suivies par des milliers de gens qui sont contents de les voir. Je pense que tout peut cohabiter si c’est fait en toute intelligence.
Si vous ne pouviez en garder qu’une, quelle chanson de David Bowie choisiriez-vous ?
Je réponds toujours par une boutade, en disant « si vous me demandez dans cinq minutes, je ne répondrai pas la même ». Sans trop réfléchir ? C’est évident que ma porte d’entrée a été l’album Hunky Dory et la chanson « Changes » alors je dirais que ma porte de sortie pourrait être « Quicksand ».
Pour être tout à fait honnête, à part quand je travaillais sur le livre, je n’écoute plus tant que ça David Bowie. Je vais dire Modern Love. C’est la chanson préférée de ma fille.
Un grand merci à Jérôme Soligny pour cette interview. Vous pouvez retrouver Rainbowman 1983-2016 ici.