La compositrice franco-américaine Uèle Lamore se confie sur sa musique à l’occasion de la sortie de son prometteur premier EP Tracks, réalisé comme un court-métrage à bord d’un train, voyage sur les rails que l’on retrouve picturalement dans le clip de son titre Austerlitz, sorti le 26 janvier.
Propos recueillis par Edwige
Embarquons avec cette artiste passionnée, aux expériences musicales multiples !
Si tu devais te définir en quelques mots, comment te décrirais-tu en tant que personne et en tant qu’artiste ?
Je dirais que je suis franco-américaine, que je vis à Paris, que j’ai 27 ans, je suis quelqu’un de plutôt chill, et en tant qu’artiste je suis compositrice, arrangeuse et cheffe d’orchestre.
J’ai vu que tu étais à l’origine d’un projet qui s’appelle « Orchestre Orage », un orchestre de musiques actuelles. Ce sont deux termes qu’on n’a pas l’habitude d’entendre ensemble, est-ce que tu peux nous parler de ce projet, d’où il vient, et pourquoi un orchestre de musiques actuelles ?
Alors, je ne travaille plus avec eux, mais c’est moi qui l’ai créé avec des potes à moi. L’idée c’était de travailler avec la scène indé parisienne, et c’est vrai qu’en France, les gens n’ont pas l’habitude de ça. L’orchestre avec lequel je travaille à Londres, le London Contemporary Orchestra, fait ça depuis des années, le concept des orchestres qui travaillent dans autre chose que le classique ça existe depuis aussi longtemps qu’il y a des orchestres en fait. C’est juste qu’en France c’est toujours hyper cloisonné dans un truc. Au final, si tu écoutes tous les albums des Rolling Stones et des Beatles il y a des orchestres dessus et ce ne sont pas des orchestres de musique classique, ce sont des orchestres qui font surtout du disque, de la radio et du film. Pour l’Orchestre Orage, l’idée c’était de ne faire que du live, de soutenir la création parisienne via la scène qui est le meilleur vecteur pour partager des trucs. C’était hyper cool parce qu’il y a eu un super accueil, et ça a aidé à changer un peu les mentalités par rapport à ce qu’on peut faire avec un ensemble en France.
C’est une idée que tu avais depuis longtemps ou c’est suite au temps que tu as passé à l’étranger que tu t’es dit qu’il manquait de ce genre d’initiative en France ?
Non non, c’est après avoir passé du temps à l’étranger que je me suis rendu compte qu’en France il y avait un vide intersidéral à ce niveau, et je trouvais ça assez dingue. D’une, il y a de très bons ensembles en France qui jouent très bien, et de deux on est un des pays en Europe avec l’une des scènes musicales les plus cool, on a de l’électro qui est hyper bien, on a de l’indie qui est hyper bien aussi, et je ne comprenais pas pourquoi n’avait jamais fait ça avant !
La particularité, c’est qu’on faisait exclusivement ça, mais la Philharmonie avec les Days Off l’été font des collaborations aussi, après à la base c’est un orchestre symphonique. Je pense que ça serait cool qu’il y ait de plus en plus d’ensembles qui soient spécialisés là-dedans, parce que c’est hyper stylé : on a les studios pour enregistrer tout ça, on a les artistes qui veulent des cordes sur leurs albums, donc oui il faut juste un peu se bouger les fesses et le faire.
Après tout le temps que tu as passé à l’étranger est-ce que tu penses que ça a fait évoluer ta musique ?
Oui bien sûr, je pense que déjà tout le temps que j’ai passé à l’étranger m’a permis de me mettre en tête que je pouvais avoir une carrière dans ce que je voulais faire. Honnêtement, si j’étais restée en France, je ne sais pas si j’aurais fait de la musique parce que c’est hyper compliqué ici, et on n’encourage pas trop les jeunes à se lancer dans les carrières artistiques, on leur fait plus peur qu’autre chose généralement.
Donc aller à l’étranger ça m’a permis de voir différentes manières d’envisager les choses, de comprendre qu’il y avait une véritable économie derrière la musique et que c’est un véritable métier où tu travailles, t’as des horaires. Enfin voilà, ça m’a fait trop du bien.
Grâce à mes voyages j’ai été exposée à plein de cultures musicales différentes et à plein de manières d’approcher la musique d’un point de vue théorique et pratique donc ça permet d’avoir pas mal de recul sur les choses et de ne pas penser avoir la science infuse.
Aux États-Unis quelles sont les différences d’approche de la musique ?
Je pense qu’on te donne beaucoup plus l’opportunité d’étudier ce que tu veux quel que soit ton background, tu peux choisir d’étudier la production ou l’ingénierie musicale et tu peux aussi décider d’étudier le classique. Moi j’ai choisi d’étudier le classique à un moment alors que je n’avais jamais fait le Conservatoire. Cela m’intéressait. Et on ne te dit pas « non tu ne peux pas parce que tu n’as pas fait ci ou ça avant », on te dit juste « ouais fais-le, tu vas juste douiller à un moment mais après ça ira » ! (rires)
Je trouve que c’est une manière d’enseigner qui est beaucoup plus d’actualité, tu as le matos de pointe partout, on t’apprend les techniques d’enregistrement actuelles et ce qui est attendu de toi en condition de sessions d’enregistrement. Quand on te lâche, tu es prêt à travailler. Après je ne dis pas que c’est la meilleure chose, mais moi je m’y suis retrouvée et je n’avais pas accès à ce genre d’enseignement en France.
Tu travailles avec toutes sortes de sonorités, sons acoustiques, sonorités orchestrales, sonorités électroniques. Est-ce que tu te considères comme une compositrice ou une recompositrice étant donné que tu travailles avec des sons déjà enregistrés ?
Les sons qui sont déjà enregistrés ce sont des samples, des boîtes à rythme, et surtout maintenant j’ai la chance de pouvoir enregistrer de vrais orchestres. Donc je suis une compositrice et je pense que la manière dont je travaille est plus proche de productrice dans le jargon.
Tu as beaucoup composé pour des jeux vidéo, des courts-métrages, des documentaires, en quoi est-ce que c’est différent de composer pour des contenus visuels que pour ton EP personnel ?
Quand tu produis ou que tu écris un EP c’est pour toi, c’est ce que toi tu veux. Mais quand tu fais, par exemple, de la musique de film, ce n’est pas toi qui commandes c’est le film, la réal et la prod, toi tu es juste un grain de sable dans une énorme machine. Je ne veux pas dire que la musique c’est un détail, mais c’est juste un aspect du projet, il faut que tu te plies à plus de choses, il faut que tu prennes en compte les images, les autres sons qui ne sont pas la musique, les atmosphères, les dialogues, donc c’est totalement différent parce que ton positionnement est différent. Il faut savoir où est ta place et comment servir au mieux le film. Il faut prendre en compte beaucoup plus de choses, les questions de budget du film, les questions de délais, tu peux ne rien composer pendant trois mois et ensuite on te dit qu’il faut que ça soit fini en deux jours…
Et donc compte tenu du fait que tu as autant travaillé dans l’audiovisuel, est-ce que cet aspect pictural t’inspire dans tes compositions personnelles ?
Oui, moi de toute façon l’aspect image c’est le plus important, ça fait vraiment partie de mon processus créatif. À la base, ce qui m’a le plus marquée avec la musique, c’était l’époque où il y avait des clips fous qui étaient faits, tu sais l’époque où MTV passait des clips, y’avait des trucs de malade : les clips de Beyoncé avec 75 danseurs c’était de la folie, les clips des Red Hot c’était des trucs de fou ! Je pense que c’est un rapport à la musique qui est grave resté, très lié au clip et à l’image.
Et aussi j’adore la musique de film. En fait quand j’écris, je me projette d’abord dans une histoire et ensuite j’essaye de faire le scoring de cette histoire à travers ma musique, c’est comme ça que je réfléchis.
Le clip c’est super important pour toi aussi ?
Oui, en fait pour moi le clip quand tu peux en faire un et que tu as les sous, c’est le truc le plus important. Il y a tellement de morceaux qui sont devenus iconiques grâce à leur clip et si tu les mets hors-contexte, sans leur clip, c’est juste un morceau parmi tant d’autres ! C’est aussi une manière assez directe et littérale de faire partager ton univers avec le public.
Pour parler un peu de ton EP Tracks qui est sorti en 2020, je crois que c’était ton premier EP, qu’est-ce que ça fait de voir son projet sortir ?
Franchement j’avais pas du tout prévu de faire un EP, c’est juste que je me suis retrouvée bloquée chez moi avec rien à faire, et je me suis dit autant faire un truc que je voulais faire depuis longtemps. Je voulais juste écrire un petit EP pas prise de tête sur le Japon parce que je vais souvent au Japon, et j’adore. Et je voulais aussi composer sur mon rapport avec la banlieue où j’ai vécu pendant très longtemps, Vitry.
Je l’ai enregistré chez moi, pendant le premier confinement. J’ai utilisé des prises de sons que j’avais faites pendant mon dernier voyage à Kyoto, des ambiances de rue, de forêt, dans le métro et je l’ai juste fait chez moi avec deux synthés, c’était le truc le plus zen que j’ai jamais fait.
Ça tourne beaucoup autour de la thématique du voyage et du Japon, pourquoi est-ce que c’était important d’explorer cette thématique-là dans ta musique ?
Déjà je pense que le fait d’être bloquée chez moi, ça m’a donné envie de repenser à mes voyages. Et aussi, vu que normalement je voyage beaucoup, je trouve que j’ai un rapport assez particulier au voyage et je pense que beaucoup de gens ressentent la même chose : quand tu es en train de voyager, même si tu fais un super voyage, il y a toujours un moment un peu de vide où tu penses à ta vie et ton chez toi et tu te dis « oh quand même j’aimerais bien rentrer » !
Et aussi cette sensation quand tu es en train de faire le chemin de retour et que progressivement tu te rapproches de ton quartier en Uber ou en métro et que tu ressens une forme de mélancolie, de nostalgie, un peu étrange et j’ai essayé d’évoquer ce sentiment que je trouve assez particulier.
Pourquoi le Japon particulièrement ?
Tu n’y es jamais allée ahhhh (rires), quand tu peux y aller, il faut vraiment y aller, c’est waw, je pourrais être guide touristique (rires).
Déjà pour moi, c’est de loin le pays le plus zen où voyager. Ce n’est tellement pas craignos, tu peux oublier ton MacBook dans un café, deux heures plus tard il est là, les gens garent leur scooter dans la rue, ils n’enlèvent même pas les clés, tu peux te balader dans n’importe quelle ville à n’importe quelle heure, dans n’importe quel quartier, il ne va rien t’arriver, c’est un truc de ouf.
L’esthétique, je ne sais pas tout, la nature, je trouve ça tellement stylé ! Après, j’ai toujours un moment où j’arrive à saturation, au bout de trois semaines je suis à saturation du Japon et il faut que je rentre, même si je les adore.
En écoutant ton EP j’avais véritablement l’impression d’être dans un train et de regarder par la fenêtre, est-ce que tu l’as conçu comme un film ?
Pour ce qui est de l’ordre des titres, j’ai juste fait à l’oreille ce qui était le plus agréable pour moi, mais après oui, pour chaque chanson j’essayais vraiment qu’on visualise quelque chose.
Il y a une track qui s’appelle Jujo Station, qui parle d’une station de Kyoto. C’est un peu le truc où tu arrives dans une station, tu attends ton train, tu ne sais pas trop où tu es, il y a des bruits de partout tu es un peu perdu, c’était ça que je voulais faire. Austerlitz, c’est genre prendre le train et juste voir les lumières défiler tout ça, donc oui, je l’ai vraiment pensé comme un film, chaque titre définit un instant particulier du voyage.
Pourquoi proposer un clip pour le morceau Austerlitz en particulier ?
Parce que je trouvais que c’était le plus beau tout simplement.
Pourquoi le choix du dessin animé, et pas quelque chose de tourné avec des images du réel, des acteurs ?
C’est un choix qui était issu d’une contrainte, parce que à cause de tous les confinements, on ne savait pas si on pouvait tourner un truc en vrai, et donc la boîte de prod Biscuit nous a proposé de faire de l’animation. Au final quand ils nous ont montré les sketchs je me suis dit que c’était super, parce qu’ils ont créé un univers qui collait à mi-chemin entre le coloré et le très acoloré.
Tu as travaillé avec les animateurs Yannick Demaison et Alexis Magand, comment ça a fonctionné ? Est-ce que tu leur as laissé carte blanche ?
On me les a présentés, et je leur ai dit ce à quoi je pensais, je voulais vraiment que ça parle de manière très concrète de prendre le RER à Austerlitz et d’aller à Vitry en fait. Je voulais que ça parle de ça parce que si tu fais ce trajet, c’est assez particulier : au moment où le RER sort, ça devient vraiment de plus en plus désolé au fur et à mesure que tu avances dans la banlieue, et je voulais vraiment qu’ils montrent ça.
Après pour le reste, moi je suis plutôt partisante de laisser les gens faire leur travail, de leur donner une idée globale de ce que je veux et après de leur laisser carte blanche. C’était trop cool ce qu’ils ont fait.
Personnellement, ça m’a beaucoup fait penser à Persépolis, est-ce que tu leur avais donné des influences ?
Oui, il y a beaucoup de gens qui me disent ça alors que pas du tout ! Les influences que je leur avais données, c’était un épisode d’un animé qui s’appelle Evangelion, un épisode avec un personnage qui est un peu dépressif, et cet épisode-là avait des couleurs très belles.
Je leur ai dit quels mangas j’aimais, quels films d’animation aussi, et ça suffisait, comme ils sont animateurs ils voyaient de quoi je parlais à chaque fois ! Je leur ai bien sur dit que j’adorais le Japon, qu’au niveau des couleurs, ça serait bien d‘avoir quelque chose d’assez coloré, d’avoir des transitions, et après ils ont fait leur truc quoi.
On y voit des frontières au sein d’une ville, est-ce que c’est quelque chose qui te marque personnellement, ces différences architecturales et sociales au sein des villes ?
Oui grave, de toute façon moi j’ai grandi avec, parce que je suis allée à l’école maternelle à Paris (dans le 4e) donc très bobo, puis mes parents ont déménagé à Vitry et je suis allée en primaire à Vitry – mon école primaire était trop bien et super stylée – mais Vitry c’est une banlieue hyper pauvre. Après quand je suis allée au collège, je suis allée dans le Marais donc retour dans un monde très huppé. Et en fait j’avais ce truc hyper étrange où je voyais la scission sociale tous les jours en prenant le RER. Déjà j’étais une des seules personnes qui prenait le RER pour aller à l’école, je prenais le RER à Vitry avec tous les gens qui vont travailler à 7h du mat’, et j’arrivais à Paris et je voyais vraiment toutes les inégalités de quartier. Y’a des endroits où c’est hyper impressionnant, et même maintenant je prends le scooter parce que mon studio est encore à Vitry, tu vois qu’il y a de moins en moins de magasins, il n’y a plus de bus, plus de métro alors qu’en vrai tu es à 15 minutes de Paris !
C’est un truc dont j’ai été consciente assez jeune, de savoir que là où tu vis ça peut grandement influencer sur tes chances en fait, dans tout.
On ressent aussi la notion d’enfermement et d’effacement de l’individu face à la ville, est-ce que c’est en rapport avec l’actualité ?
Après, est-ce que c’est dans l’actualité je ne sais pas, mais je pense que c’est un peu une réalité de vivre dans une ville, tu fais partie d’une énorme machine qui se réveille tous les matins, et qui s’endort tous les soirs. C’est une fourmilière quoi, il y a un rythme à la ville, et il faut s’intégrer à ce rythme. Je pense que parfois, ça peut être assez dur à vivre pour certaines personnes, il y a des moments où c’est assez oppressant.
Est-ce que si le contexte le permet tu as des envies particulières de tournée ?
Je n’ai pas des envies, j’ai une tournée de prévue !
Je pense que pour moi, dans ma carrière, le live c’est un peu le next-step, parce que même si j’ai fait beaucoup de live en tant que cheffe d’orchestre, je n’en ai vraiment pas fait en tant qu’artiste. Pour moi ça va être cool un peu d’être de l’autre côté du miroir, et en même temps ça me stresse de fou ! Je suis super timide et quand j’étais cheffe d’orchestre je ne regardais personne, et je dois dire que ça m’arrangeait pas mal, mais là il va falloir que je trouve une solution pour gérer le stress ! Franchement j’ai hâte, et je pense que ça va m’apporter des super expériences.
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