L’histoire qui suit est issue d’une interview menée en amont de l’écriture. L’idée est de partir d’une histoire personnelle, intime, pour en faire un récit poétique et dans lequel chacun peut se retrouver. Il s’agit également de proposer un fragment biographique d’une personne « lambda ». Mêler la beauté et la singularité d’une histoire personnelle aux névroses, questionnements et problématiques universelles dans lesquelles chacun pourra se reconnaître. En somme, montrer que tous les récits méritent qu’on les raconte, pour témoigner de l’existence d’individus uniques, tout en s’inscrivant dans une humanité qui partage leurs émotions et leurs fragilités.

Crédits photo : Gordon Hatusupy

Propos recueillis par Alexis Tillieu

C’était un lundi après-midi de début septembre comme les autres. Les derniers rayons d’un été étouffant scintillaient timidement sur le pavé lillois, annonçant la fin de cette tiède journée qui devait marquer le début de l’automne. Si la plupart des nordistes profitaient de ces derniers moments ensoleillés, Amélie, elle, était restée chez elle, attendant avec impatience la rentrée du lendemain.

Elle somnolait dans son lit adjacent à une fenêtre à laquelle un paréo avait été fixé pour filtrer l’éclat flamboyant d’un soleil qui semblait vouloir montrer une dernière fois ses ressources, avant de se coucher progressivement sur l’hiver approchant. Soudain, elle se réveilla en sursaut. Elle voulut se recoucher d’abord, puis se ravisa à la vue d’une marque humide sur son oreiller, vestige salivant d’une sieste réparatrice quoique sans doute trop longue. Un coup d’œil à son portable l’informa de l’heure : vingt heures trente. Elle se leva en maugréant, s’en voulant d’avoir passé la saison estivale à dormir chez elle, et maudissant ses amis – surtout sa colocataire – de l’avoir laissée seule depuis un mois. Un écart entre l’étroit morceau de tissu et le cadre de la fenêtre laissait passer un timide rayon de soleil à la vue duquel Amélie sourit, se souvenant des étés de son enfance.

Elle avait vécu jusqu’à ses dix-huit ans à la Réunion, entre Madagascar et l’île Maurice, à la frontière Ouest de l’Océan Indien. Elle était née à Montpellier, mais préférait se présenter comme native insulaire, plus vendeur auprès des garçons de son âge, même si ses origines étaient généralement trahies par la chevelure ocrée et ses yeux bleus-verts, certes peu symptomatiques des habitants de l’île. Elle se rappela de ces jours de veille de rentrée passés à la cocoterai, une plantation de palmiers au nord de la Réunion, à deux minutes de vélo à peine du portail de sa maison. Elle aimait y lire, s’y promener, et même parfois, en famille, y pique-niquer. A l’ombre de ces arbres majestueux, en face d’un étang opaque, rien ne pouvait la déranger, pas même ce terrain de football voisin, déserté la plupart de l’année. C’est là qu’elle donnait rendez-vous à ses amis à l’aube de l’adolescence après le collège, pour faire les quatre-cents coups sous l’ombre protectrice de ces arbres grandioses. Plus tard, elle préférait y aller seule pour lire Descartes et Nietzsche, Socrate et Voltaire, alors que le lycée avait révélé en elle le goût de la philosophie.

« Comme la vie était douce », se dit-elle en se levant de son lit, décidément bel et bien ancrée en métropole. Son sentiment de solitude lui pesait d’autant plus qu’il n’était pas sans lui rappeler ses trois premiers jours dans l’hexagone, à l’orée de ses études. Quelle mouche l’avait piquée pour avoir cette idée idiote de passer trois jours seule, alors qu’elle ne connaissait personne à l’époque ? Sans Internet, sans téléphone, le temps lui avait semblé bien long, et la rencontre avec ceux qui allaient devenir ses amis pour les quatre années à venir quelques jours plus tard avait été d’autant plus salvatrice.

Quelle ironie tout de même. Quatre ans et rien n’avait changé. On était encore une fois une veille de rentrée, et elle était seule, déprimée.

Tout avait commencé deux ans plus tôt, lorsqu’elle avait été prise dans cette maudite école à Lyon. Elle était si heureuse de déménager avec son amie Chloé, sa colocataire depuis un an et demi déjà. Ah, Chloé… elle savait tout, Chloé. Elle connaissait tout, Chloé. C’est Chloé qui avait aidé Amélie à s’en sortir, alors qu’elle s’était retrouvée seule en métropole du jour au lendemain, livrée à elle-même sur l’immense continent européen, loin de la sécurité réconfortante apportée par le siège de l’Océan Indien autour de son île adorée. Chloé qui voulait tout gérer… et tant mieux car elle savait faire les choses. De toute façon, comme elle disait toujours en rigolant, on ne pouvait rien confier à Amélie qu’elle puisse faire comme il convient. C’est comme ça que tout avait commencé. En reprochant à Amélie de ne pas l’avoir aidée pour le déménagement à Lyon. Lyon…

Amélie secoua la tête, la gorge serrée. Non, elle n’avait pas le cœur à se remémorer cette année d’échecs cuisants. Échec de se faire des amis dans sa nouvelle ville, échec d’entretenir sa relation avec une Chloé de plus en plus distante, échec de s’intégrer dans son école… et puis le retour à Lille, et les six mois à travailler dans une petite boutique dans la gare. Elle qui n’avait jamais eu à travailler avait alors été confrontée à l’impolitesse des voyageurs pressés, aux vols à l’arrachée et au labeur pénible d’une caissière débordée.

Et puis il y eut l’année qui suivit… la reprise des études. Elle allait seule en classe, assistait aux cours pour deux. Elle avait à cœur de décharger Chloé de cette tâche, puisque cette dernière faisait tout à la maison. Amélie ne savait rien faire, alors si prendre les cours était tout ce qu’il lui restait, elle était bien décidée à remplir cette mission avec zèle. Même si cela voulait dire manger seule tous les midis car elle ne connaissait personne dans sa classe. De toute façon, elle n’avait pas besoin de se faire de nouveaux amis, elle en avait déjà plein. Et puis elle avait de la chance d’avoir Chloé qui était là pour organiser les soirées, les sorties… Amélie n’avait qu’à suivre le mouvement, s’amuser. La vie aurait dû être douce, encore.

Mais pourquoi avait-elle ce goût amer ? Cet arrière-goût de dépression depuis plus d’un an ? Sans doute parce qu’elle s’était séparée de son petit ami avec lequel elle était depuis quatre ans et demi… à moins que ce ne soit l’échec de Lyon qui soit encore si marquant ? Peut-être la distance avec ses parents, desquels elle avait de moins en moins de nouvelles ?

Maintenant les yeux de Amélie pleuraient à chaudes larmes. Le soleil poursuivait sa lente descente vers l’horizon, il faisait de plus en plus sombre dans la chambre. Elle se ressaisit. Elle n’était pas si seule, ses grands-parents habitaient à une heure ou deux de train, et son oncle avait été d’une grande aide lors son arrivée. Et puis il y avait Adrien. Pourquoi ne voyait-elle plus Adrien ? Ah, oui, Chloé ne l’aimait pas trop. Elle ne voyait personne sans Chloé. Elles étaient toujours fourrées à deux, dans les bars, chez des potes. Partout, toujours, ensemble. Il fallait bien faire des efforts, si sa colocataire n’aimait pas certains de ses amis, autant s’adapter, faire des compromis, voir moins de gens. Et puis, ce n’est pas comme si Chloé était si difficile, elle s’était toujours si bien entendu avec la plupart de ses fréquentations… La preuve, c’est même elle qui avait organisé les soirées avec ses vieux copains de la Réunion.

Non, décidément, Amélie n’avait pas à se plaindre, Chloé s’occupait de tout, et s’entendait bien avec la plupart de ses amis. Mieux, c’était par elle que transitaient les nouvelles. Elle a eu raison de partir avec quelqu’un d’autre faire ce road-trip qu’elles avaient organisé avec Amélie. Elle a eu raison de lui dire qu’elle n’en pouvait plus de voir Amélie déprimer depuis plus d’un an. Elle a eu raison, car Amélie n’était bonne à rien. Elle l’avait sans doute mérité, ce mois de solitude. Pourquoi n’avait-elle vu personne ? Elle devrait en profiter pour sortir du célibat… À quoi bon, elle avait les seins trop bas, et n’était belle qu’en photo. C’est Chloé qui lui avait dit. Pour sûr que c’était une vraie amie, qui dit la vérité.

Rongée par la solitude, Amélie s’allongea dans son lit, réfléchissant à ces quatre dernières années. Aucun de ses amis ne lui avait rendu visite pendant le mois d’août. Pourtant, elle était persuadée qu’ils avaient donné des nouvelles à Chloé… C’est par elle que tout passait, toujours. Elle continua d’observer ainsi le plafond pendant quelques minutes encore, puis elle saisit son portable, et envoya un message à Adrien. Depuis combien de temps n’avait-elle pas pris l’initiative d’envoyer un message ? De proposer à une personne externe à leur petit groupe de passer une soirée ensemble, rien qu’à deux ? Elle hésita… puis appuya sur le bouton « envoyer ». Elle s’allongea, sanglota une dernière fois, et s’endormit d’un sommeil de plomb, un de ces sommeils de dépression, lorsque l’on ferme les paupières rougies par les larmes, en espérant ne plus devoir les ouvrir pour affronter le monde tel qu’il nous attend.

Amélie ne se doutait pas que le lendemain elle allait rencontrer ceux qui allaient devenir ses nouveaux amis. Amélie ne se doutait pas que le lendemain elle rencontrerait celui qui allait devenir son petit ami. Amélie ne se doutait pas non plus que Chloé allait lui demander d’arrêter de voir cette nouvelle bande « pas faite pour elle ». Pourtant, c’était ce nouveau groupe qui allait lui permettre de prendre le recul nécessaire pour reprendre sa vie en main, et de comprendre, enfin, les causes de son mal-être. Elle ne pouvait pas savoir qu’elle recommencerait à voir un psychologue, qui l’aiderait à sortir de cette relation toxique dans laquelle elle s’était enfermée.

Enfin, elle ne savait pas qu’elle serait réveillée par le son reconnaissable d’un SMS entrant :

« Adrien : On se capte quand tu veux ! Je ne me souviens pas de la dernière fois qu’on s’est vus qu’à deux… ».

Amélie est sortie de cette relation toxique grâce à un simple conseil : « Chaque semaine, envoie un message à une personne que tu aimes ». Reprendre le contrôle de ses relations a été le premier pas pour reprendre le contrôle de sa vie. Aujourd’hui, elle ne vit plus avec son ancienne colocataire, avec qui elle a complètement coupé les ponts. Elle continue de voir régulièrement Adrien, et a plusieurs groupes d’amis qui lui permettent d’avoir une vie équilibrée.

Ne jamais envoyer le premier message c’est le meilleur moyen pour entrer dans une relation abusive, et perdre le contrôle.

Voir un psychologue peut être salvateur, et n’est pas un aveu de faiblesse.

Et toi, as-tu pensé à envoyer un message à quelqu’un que tu aimes cette semaine ?