28 février 2020. Florence Foresti ouvre le bal lorsque des militant.es sont embarqué.es par la police sur le parvis de la salle Pleyel. “Il est hors de question que j’assume ça toute seule. Vous êtes très sympathiques, je vous aime beaucoup, mais euh, allez vous faire enculer. (…) Je suis désolée mais je ne suis pas la Greta Thunberg du cinéma français.” La plupart des visages sont crispés. La gêne, le silence, la lourdeur des applaudissements apparaissent bien vite, trop vite.
Article écrit par Imène Benlachtar
Antoine Reinartz, meilleurs costumes, J’accuse. Jean-Pierre Darroussin, meilleure adaptation, J’accuse. La tension monte. Un sketch de Jonathan Cohen dans la foulée, puis meilleure image. Portrait de la jeune fille en feu, Claire Mathon. Enfin. On se dit que peut-être, c’était une simple amorce, que la suite sera plus lumineuse, qu’on pourra oublier ces deux césars, déjà de trop. La cérémonie continue, dans cette gêne qui ne partira jamais. Arrive le moment connu. Meilleure réalisation. Emmanuelle Bercot et Claire Denis marchent sur des œufs, perpétuent cette angoisse de l’enveloppe blanche. Les sept réalisateurs affichés, une seule femme, Céline Sciamma, le regard froid, le visage fermé. “Roman Polanski pour J’accuse. L’académie remettra ce Césars acquis de droit ce soir, à l’issue de la cérémonie.” Un long temps avant que la caméra ne nous offre un autre angle, celui de la salle mouvementée, où les gens se lèvent, où les gens huent plus fort que ceux qui applaudissent. Vient ce moment historique, qui résonne encore. Adèle Haenel et Céline Sciamma se lèvent, et s’en vont. “On se lève et on se casse.” résumera Despentes dans un article publié à Libé le 1er mars. “On se lève et on se casse.” sera scandé lors de la marche nocturne du 7 mars. Cette marche, où l’on pouvait voir sur tous les visages la colère, l’incompréhension, mais aussi l’espoir dans l’action d’Adèle Haenel. Son nom est sur toutes les lèvres, son nom est sur toutes les pancartes.
Cette cérémonie a contraint le cinéma français à faire face à ses contradictions. Elle a forcé ceux qui ne se prononcent pas, ceux qui restent en silence, tout en cautionnant, à enfin s’afficher. On aura entendu des absurdités sans nom, Fanny Ardant qui défendrait Polanski jusqu’à la guillotine, Lambert Wilson qui tacle Adèle Haenel de “mauvaise joueuse”. Comme si elle n’avait pas déjà deux Césars à son actif. Beaucoup ont eu la sensation de faire face à un coup de buzz, à une envie de faire parler de soi. Sans comprendre l’urgence de cette action. Sans comprendre toute la lutte qu’Adèle Haenel avait amorcée quelques mois auparavant, le 4 novembre 2019, en parlant de sa propre histoire à Médiapart. En demandant aux “bourreaux de se regarder en face.”. Ils ont pris ça pour une simple compétition, sans comprendre qu’elle ne jouait pas avec eux, déjà depuis longtemps.
Adèle Haenel ne répond pas à l’entre-soi d’hommes qui se regardent, s’observent, comptent leurs prix. Adèle Haenel joue par passion, par urgence. Et ça se sent. Sa rigueur de jeu est d’une telle puissance, qu’elle n’est jamais elle. Jamais cette femme un peu gênée, un peu en colère des interviews, qui tente de répondre, poliment, à des personnes complètement à la masse. Elle est la jeune fille enfermée dans les projections masculines de La naissance des pieuvres, elle est une jeune femme déconcertante d’indépendance dans Les combattants, elle est une jeune médecin vivant par procuration dans La fille inconnue. Elle est une très grande actrice. Avec ou sans Césars pour Portrait de la jeune fille en feu.
Elle est surtout celle qui marque une génération, de femmes notamment, qui peuvent se donner la liberté d’exister, de prendre l’espace, de ne plus rester sagement à leur place, spectatrices de la révolte qui gît dans leurs cœurs. Spectatrices de la honte, de l’impunité de ceux qui brandissent de l’or en costume trois pièces.
Les Césars 2021. Absence totale du film d’Aude-Léa Rapin, Les héros ne meurent jamais, sorti en septembre dans nos salles. Absence totale d’Adèle Haenel donc. Présence en revanche de Deux, histoire de deux femmes lesbiennes face à la maladie, qui représente la France aux Oscars cette année, après avoir préféré Les misérables l’an passé, ne pouvant anticiper le succès de Portrait de la jeune fille en feu aux États-Unis, snobant aussi son histoire d’amour, qu’Ali Baddou qualifiera de “old school” dans la matinale de France Inter à cause de l’absence de sexualisation des actrices. Confirmant un peu tout. Ils n’ont rien compris. La subtilité ne parle pas. Le silence ne paye pas.
Si vous aimez le subtil, et l’allemand, vous pourrez retrouver Adèle Haenel du 15 au 24 avril à Nanterre-Amandiers dans la pièce L’étang de Gisèle Vienne.