La danse au cinéma, il y en a partout et tout le temps, et tant mieux parce que c’est beau – comédies musicales, films de danse, documentaires sur les danseurs, films dont les personnages sont des danseurs, etc. Mais là où ça commence à titiller les méninges, c’est quand la danse n’a rien à faire là, quand rien ne la justifie dans l’histoire sinon le plaisir qu’a un réalisateur de faire se dandiner ses acteurs devant une caméra. Alors oui, on ne parlera pas de comédie musicale ici, ce serait trop simple. Pas de Fred Astaire, pas de West Side Story, pas de Solange et Delphine Garnier (qui méritent bien du Palais). On a tout le temps du monde pour y revenir (et ça viendra). Pas de films de danse non plus, évidemment, pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué. Et puis pas la peine d’aller chercher les scènes que tout le monde connaît puisque tout le monde les connaît, vous n’aurez pas le plaisir de trouver de Dirty Dancing ou de Pulp Fiction. Voici une liste (non exhaustive) de cinq scènes de danse, un peu inhabituelles, qui s’incrustent au milieu de l’intrigue pour le plaisir des yeux, et qu’il faut revoir ou découvrir, et par la même occasion des films qui les contiennent qu’il faut revoir ou découvrir tout autant.
Article écrit par Alma-Lïa Masson-Lacroix
Le Dictateur de Charlie Chaplin
Commençons par le commencement. Il était une fois le cinéma, et puis il y a eu Charlie Chaplin et son Charlot aussi célèbre que Rimbaud, et tout autant sale gosse. Alors, Charlot, qui c’est ? Un immigré anglais arrivé sur le Nouveau Continent en quête de l’American Dream, comme il y en a eu tant, mais qui n’y trouve pas sa place, comme tant d’autres également. Charlot, c’est les petites histoires des petites gens qui gagnent contre les épopées historiques des grands. Et puis Charlot, c’est du burlesque, et le burlesque c’est un cinéma des corps, alors ça tombe, ça se prend des murs et des poings dans la gueule, et puis ça danse, on s’y attend. D’abord tout en chantant (disons plutôt balbutiant) dans Les Temps modernes. Et ça fait danser des petits pains devenus pieds de marionnettes l’espace d’un instant dans La Ruée vers l’or. Enfin, ça danse avec la terre entière dans Le Dictateur. Il n’y a pas plus jolie scène de danse : c’est poétique, c’est métaphorique, c’est drôle, c’est politique et c’est actuel. Que demander de plus ?
https://www.youtube.com/watch?v=IJOuoyoMhj8&feature=youtu.be&fbclid=IwAR3d3Y2g7oTud50x6R_6_f40bxJorDqp8xuOJhLDGSOZozOeCfClUNuSxmA
Gilda de Charles Vidor
On parle de burlesque des corps, mais, il y aussi celui du cabaret. Et si le cabaret est à l’origine de nombre de comédies musicales, c’est aussi le décor privilégié de beaucoup de films de la période classique hollywoodienne. Et oui, le cabaret c’est la décadence au milieu du puritanisme américain, alors ça en fait rêver plus d’un. Cela dit après 1934, c’est devenu bien plus problématique. 1934, c’est la victoire des bonnes mœurs : le code Hayes, ou l’avènement de la censure. C’est une censure qui dicte les comportements des personnages selon leur genre, mais aussi ce qu’on peut montrer (tout ce qui ne porte pas atteinte aux bonnes mœurs de la tradition chrétienne), et ce qu’on ne peut pas montrer (tout ce qui n’est littéralement pas catholique : sexe, adultère, naissance ou tout ce qui s’y réfère – non, non il n’y a pas un seul nombril dans les films classiques hollywoodiens). Pas besoin de préciser que la représentation de la femme n’était pas non plus très complexe : soit elle est pure, soit elle est séductrice et dangereuse, mais dans tous les cas, mon Dieu qu’elle est belle. Et puis au milieu de tout ça, il y a Gilda, de Charles Vidor, sorti en 1946. C’est l’histoire d’une femme libre (sexuellement, mentalement) qui se confronte à l’homme : sa jalousie, son impuissance et sa volonté de dominer ce qui lui échappe. Ce film en a fait couler de l’encre des critiques avides de scandales. Et s’il y a une scène dont on peut se souvenir, c’est bien la scène du strip-tease au cabaret – attention, c’est ici un strip-tease qui se résume à un gant, mais cela a suffit pour marquer les esprits.
Vivre sa vie de Jean-Luc Godard
Sortons un peu du classicisme, sortons un peu de l’Amérique : parlons un peu de la Nouvelle Vague en France. La Nouvelle Vague c’est quoi ? C’est une bande de critiques qui, dans les années 1960, en ont marre du cinéma français actuel et ont décidé de prendre les choses en main. Il font alors un cinéma proche de la vie, sans artifices, ils réinventent des formes. Et la danse, elle, a une place privilégiée dans ce cinéma là. Mais ce n’est plus la danse des grandes comédies musicales affriolantes et lyriques, c’est une danse simple, maladroite, celle de la vie de tous les jours. C’est une danse revenue à la simplicité et au naturel d’une pulsation du corps sur la musique, dans un café, autour d’un verre un soir comme les autres. Alors, puisqu’on parle de Nouvelle Vague, on vous montre Jean-Luc Godard, on vous montre Anna Karina, on vous montre Vivre sa vie.
Permanent Vacation de Jim Jarmusch
La Nouvelle Vague n’est pas le seul changement du cinéma, il y a mille autres mouvances et il ne servirait à rien d’en faire une liste. Mais toutes ces transformations montrent une chose : le cinéma est en crise. On commence à en avoir marre des films d’action, des personnages vus et revus, de la rapidité, de l’absence de sens, alors certains réalisateurs se sont mis à faire l’inverse. C’est l’invention du film long où il ne se passe rien – et quelle invention ! On demande un spectateur contemplatif et philosophique, et ça crée des chefs-d’œuvre. Aujourd’hui, certains réalisateurs continuent sur cette lancée. Ici, on parlera de Jim Jarmusch, cinéaste d’une grande modernité, dont les films sont des errances de personnages sans buts, et ça pense, et c’est beau. Alors évidemment que s’il en fait danser quelques uns, ça va se retrouver ici. Et il n’y manque pas – sa carrière débute par de la danse : voici la première séquence de son premier film, Permanent Vacation.
Beau Travail de Claire Denis
Si on peut tout commencer avec de la danse, on peut aussi conclure. Et de la danse qui conclut un film, on peut en citer mille, de La Boum à Touch me not, qui sort tout juste en salle, mais s’il faut n’en choisir qu’une, alors ce sera Denis Lavant, dans Beau Travail de Claire Denis. Denis Lavant, c’est un des derniers acteurs à savoir danser autant qu’il sait jouer, c’est l’acteur fétiche de Leos Carax, et c’est notre acteur fétiche. Et Claire Denis, c’est une réalisatrice actuelle qui aime les corps, qui ne filme que ça. Alors évidemment, la rencontre entre les deux ne peut être que réussie. C’est une danse jusqu’à la mort ou bien comme rempart à la mort, qui conclut sans conclure un très beau film.