1988, Café de la Gare, Paris. Martin Margiela, aujourd’hui identifié par le monde de la mode comme l’un des précurseurs du mouvement « éco-conscient », présente sa première collection femme. Le réemploi de matériaux (textiles et autres) fait partie intégrante du processus de création du couturier. Si la modernité de cette approche saute aux yeux, à l’époque le styliste est motivé par des raisons économiques et artistiques, plus que par un souci de responsabilité environnementale. Il n’en reste pas moins un pionnier de l’Upcycling, cet anglicisme qui désigne les procédés de revalorisation de vêtements ou de tissus voués à la perte. Le mot qui n’existait pas encore au début des années 1990 s’est popularisé en réaction aux défis environnementaux contemporains. La mode est d’autant plus concernée que l’industrie textile est la deuxième plus polluante au monde. L’Upcycling, c’est d’abord l’option choisie par certaines marques contemporaines engagées par conviction contre la surproduction (Marine Serre, Rusmin, etc). Mais face aux évolutions de la réglementation comme des attentes du consommateur, cette solution s’intègre aujourd’hui de plus en plus aux stratégies de géants du luxe ou du prêt-à-porter milieu de gamme, qui en profitent pour faire du greenwashing, écoblanchissement en français. Alors, essayons de dénouer le fil qui va de la pratique anticonformiste de Martin Margiela à l’émergence d’une tendance à plus grande échelle.

Article écrit par Clara Nouis
Martin Margiela : Alchimiste de la mode et pionnier de l’Upcycling
Martin Margiela est connu pour être un anonyme. Dès les premiers succès de sa marque au début des années 1990, il a arrêté de donner des interviews, d’apparaître en public ou de se faire photographier. Ce rejet apparent de la starification dénote par rapport aux usages de la haute couture dans les années 80. Il témoigne d’une volonté sans cesse réitérée de s’éloigner des paillettes, pour souligner sa vision d’une mode qui réinvestit le monde matériel et replace le vêtement au centre. Margiela ne crée pas à partir de tissus « nobles », mais à partir de ce qui l’entoure: des foulards chinés aux puces, des cordes, des enveloppes plastique protectrices récupérées au pressing, des harnais de chevaux, etc. Il prend l’existant, parfois obsolète et le détourne de sa fonction usuelle afin de donner naissance à une pièce singulière qui nous parle de son histoire. Au-delà de leur dimension conceptuelle, grâce à la maîtrise technique au style du créateur, les silhouettes sont sublimes, comme en témoigne cette archive de la collection printemps/été 1990.
Ici, un maillot de corps en mesh transparent comprime un débardeur d’homme oversized. Avec le froissement du coton, le marcel du camionneur acquière toute la sensualité d’un tissu mouillé, avant de se délester sur les jambes pour laisser la mannequin marcher librement.
L’obsession de Martin Margiela pour le vêtement se traduit par une remise en question perpétuelle de sa structure. Il assemble, déchire, colle des bouts de tissus disparates ou de matériaux bruts, sans rien cacher du processus de fabrication, afin de révéler la beauté là où personne ne l’avait imaginée avant lui.
La remise en cause des conventions s’étend au-delà de l’habillement. Tandis que ses homologues présentent leurs collections près du Louvre, Margiela fait défiler ses mannequins dans une école du 19ème arrondissements de Paris. Ce sont des élèves de primaire qui dessinent les invitations pour l’évènement et qui siègent au premier rang, au détriment des journalistes de Vogue. Là aussi, il replace la mode à sa juste place, là où palpite la vie, loin des territoires élitistes.
Avec son entrée en bourse en 2002, l’indépendance morale et artistique qui étaient aux fondements de la Maison Margiela, s’étiolent. Depuis le départ du créateur en 2008, des intérêts commerciaux ont même poussé la marque à collaborer avec des empires de la Fast Fashion tels que H&M.
De Marine Serre à Rusmin, des créatrices engagées pour minimiser l’empreinte environnemental de la mode
Aujourd’hui, c’est davantage du côté de la créatrice Marine Serre que l’on peut retrouver l’engagement créatif et les idées qui animaient Margiela. Après avoir reçu le prix LVMH 2017, la jeune diplômée de l’école La Cambre est entrée dans le monde de la haute couture avec cette certitude : nul besoin d’une nouvelle styliste pourvoyeuse de nouveaux produits alors que l’on consomme déjà dix fois trop. Partant de là, elle investit la créativité dans le processus de transformation. Ses influences sortent de la sphère des idées et ses inspirations se confondent avec les matières premières qu’elle utilise.
À l’heure actuelle, la moitié de ses collections est composée à partir de vêtements préexistants régénérés tandis que l’autre moitié utilise des fibres recyclées. Cela lui permet, comme le faisait Margiela, de faire appel au vécu des vêtements qu’elle chine dans des usines ou des ballots de « dead stock » attendent d’être sublimés. Il en est ainsi des écharpes en tartan qu’elle assemble pour créer des hauts ou des jupes qui, comme elle l’explique dans la vidéo CORE FW21, peuvent faire écho alternativement à l’esthétique punk, aux déjeuners sur l’herbe de notre enfance ou aux plaids oubliés à l’arrière d’une voiture. On vous conseille d’ailleurs d’aller admirer la série « Regenerated Tartan Scarves » sur le compte officiel de la marque.
Mais Marine Serre nous parle aussi de l’après. Dans la collection automne/hiver 2019-2020, elle donne l’alerte en dépeignant un futur apocalyptique. Pour cette série présentée en défilé à la fashion week de mars 2020, elle collabore avec la marque R PUR pour créer un masque respiratoire filtrant la pollution. Il évoque un temps où l’air serait devenu irrespirable. L’idée fait étrangement écho à d’autres masques, ceux qui deviendront indispensables un an plus tard avec l’arrivée de la pandémie de COVID-19.
Heureusement pour le commun des mortels, la haute couture n’est pas la seule sphère à se prêter à l’upcycling et de nombreuses petites marques proposent des articles de prêt à porter qui s’insèrent dans une économie circulaire. C’est le cas de « Rusmin », créée par Rubi Pigeon, Youtubeuse diplômée de l’école de mode Casa 93 et de l’Institut Français de la Mode. À échelle artisanale, elle confectionne ses créations à partir de fin de rouleaux qu’elle récupère auprès de son partenaire Uptrade, une plateforme qui fait l’intermédiaire entre les détenteurs de « tissus dormants » et les créateurs. Le métrage des tissus disponible est plus ou moins limité, ce qui exclut la production en série mais rend l’objet fini d’autant plus authentique et précieux.
La progression d’une tendance vertueuse mais instrumentalisée
Si l’Upcycling est considéré par certains comme une tendance, les enjeux écologiques auxquels il répond ne sont pas conjoncturels. Le législateur en a pris acte avec la loi AGEC (Anti-Gaspillage pour une économie circulaire), entrée en vigueur fin 2021, qui interdit la destruction des invendus de nature non alimentaire. Cette loi concerne directement les acteurs de l’industrie du textile et leur impose de mettre fin au brûlage des invendus. La pratique était courante jusqu’alors et donnait lieu à des situation surréalistes, tels que le transport sous scellés de sacs griffés en voie d’être incinérés, parce que la contrefaçon fait plus peur que le gaspillage. Au niveau des chiffres, le documentaire ARTE « L’upcycling contre la surconsommation » nous enseigne qu’en 2019 en Europe, 5 millions de tonnes de textiles étaient mises sur le marché chaque année contre près de 4 millions de tonnes détruites pour la plupart dans des incinérateurs. Cette interdiction étant donnée, les marques sont incitées par la loi à pratiquer le don en faveur d’associations et, à défaut, de recycler ou de brûler avec récupération énergétique (la chaleur dégagée par la combustion est récupérée pour produire de l’électricité).
Parmi les mesures prises par le groupe LVMH pour se plier à la réglementation nouvelle, on trouve la création de la plateforme Nona Source qui revend les fins de rouleaux non logotypés de 14 maisons du groupe. Ces tissus non utilisés haut de gamme sont proposés à prix cassés (entre 5 et 25 euros par mètre), ce qui accroît l’offre de tissu à revaloriser disponible pour les petits créateurs tels que Rusmin. Si l’impact concret de cette plateforme est positif, il faut rester critique vis-à-vis du groupe en lui-même lorsqu’il affirme que Nona Source s’inscrit dans « la stratégie environnementale de LVMH pour révolutionner l’approvisionnement et favoriser l’économie circulaire ». On est plutôt sceptique sur cette soudaine fougue des entreprises de Bernard Arnault en faveur d’un monde meilleur. L’impact positif des engagements de LVMH sur l’environnement reste tempéré par rapport à la pollution excessive générée par l’ensemble des activités de la multinationale. Il est le fruit de contraintes législatives plus que de convictions. Cela n’a pas dissuadé le groupe de nommer son programme d’initiatives environnementales « LIFE 360 », comme si le souci d’écoresponsabilité irriguait toutes ses activités. Cette communication trompeuse s’apparente à du greenwashing, à savoir une instrumentalisation du combat pour la préservation de l’environnement dans le but de forger une image positive.
Malgré tout, le taux de vêtements « upyclés » devrait aller en grandissant dans les prochaines années. C’est une bonne nouvelle, même si c’est encore trop peu. Plusieurs marques milieu de gamme bien implantées lancent des initiatives dans ce sens. Par exemple, Tommy Highfiler a créé en 2021 « Tommy For Life », une ligne totalement upcyclée qui fonctionne selon le principe suivant : les clients peuvent rapporter en boutique leur articles usagers de la marque afin que ceux-ci soient réhabilités et ils reçoivent en échange un code de réduction d’achat. Malheureusement, un an après son lancement, ce programme est à l’arrêt suite au désistement d’un de ses partenaires. Si la marque espère le reprendre très bientôt, on voit bien que les initiatives liées à l’économie circulaire ne sont pas encore la priorité des gros acteurs de l’industrie du textile.
De plus, ces vêtements seront toujours plus chers que les nouveautés proposées par la fast fashion, qui continuera donc de représenter une part plus importante des ventes à court terme. À l’échelle individuelle, pour s’y retrouver du point de vue économique, stylistique et éthique, il reste le DIY (Do It Yourself). Pour le dire autrement : la possibilité de devenir Margiela (en toute humilité) lorsqu’on ne peut pas s’acheter du Margiela, car un créateur invisible se cache peut-être en nous…